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LA CRUE DE L’ARISTOTÉLISME

« En Théologie, l’être (essentia) divin, dont nous entendons parler lorsque nous disons : Dieu est, se nomme l’existence (esse) de toutes les choses créées. Lorsque nous disons, en effet, un corps existe, un homme existe, les théologiens entendent que ces affirmations impliquent une dénomination extrinsèque à l’être (essentia) du Principe de ces choses ; par la corporéité, en effet, ils ne disent pas que le corps existe (esse), mais qu’il est telle chose (esse aliquid) ; de même, par l’humanité, l’homme n’existe pas, mais il est telle chose. Au contraire, ils disent que, par l’être (essentia) de son Principe, chaque chose existe (esse) et n’est pas telle ou telle (esse aliquid). Quant à la subsistance qui est créée en cette chose, elle ne la fait pas exister (esse), mais être telle chose (esse aliquid). De la même manière, de toutes les choses qui sont (est) en vertu de l’opération du Principe souverain, ils disent qu’elles existent (esse) par le même être (essentia) premier et incréé, et que chacune d’elles, par son genre propre, est telle chose (esse aliquid)… Lors donc qu’on dit : l’esse est différent du id quod est, il faut, selon les théologiens, entendre par esse ce qui est le Principe même, et par id quod est ce qui provient du Principe. »

Cette opinion, très conforme à celle qu’admettaient Proclus et le Livre des Causes, n’avait peut-être pas attendu, pour pénétrer auprès des théologiens chrétiens, que ceux-ci eussent lu ce dernier livre. Elle précisait, pour ainsi dire, les propos de Saint Hilaire. Elle perçait déjà dans les écrits de Saint Anselme.

Au Monologion, Saint Anselme s’applique[1] à distinguer le sens de ces deux expressions : être par (per) quelque chose, et : être de (ex) quelque chose. Le sens qu’il donne à la première est celui que nous exprimerions ainsi : Recevoir son existence de quelque chose. Le sens de la seconde est celui-ci : Être tiré de quelque chose. Une créature, selon lui, existe par une certaine nature et elle sort du néant (per aliquam naturam extitit ex nihilo)

La Cause suprême, poursuit-il, « est par elle-même et d’elle-même tout ce qu’elle est. Mais comment doit-on concevoir qu’elle est par soi et de soi ? En effet, elle ne s’est pas faite elle-même et elle n’est pas, à elle-même, sa propre matière ; elle ne s’est pas aidée elle-même pour être ce qu’elle n’était pas. Peut-être ces mots doivent-ils être entendus de la même manière que ceux-ci : La lumière luit ou est chose luisante par elle-même et d’elle-même. Les rapports, en effet, qu’il y a entre la lumière, le fait de luire et la chose luisante, se retrouvent entre l’essence, le fait d’être et

  1. S. Anselmi archiepiscopi Cantuariensis Monologion, cap. V.