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LA CRUE DE L’ARISTOTÉLISME

communément usitée auprès des philosophes. Ils appellent forme humaine ce par quoi tout individu d’une certaine espèce est dit homme ; forme équine, ce par quoi il est dit cheval. » Or l’humanité, l’équinité qui font qu’un homme est homme, qu’un cheval est cheval, seront constamment prises par Avicenne comme exemple d’essence ou quiddité ; il est donc bien clair que, pour Abou Masar comme pour Boëce, l’essence ne se distingue pas de la forme spécifique.

C’est bien ainsi que Gilbert de la l’orrée, dans son Commentaire au traité de la Trinité, a compris la pensée de Boëce[1]. Afin de manifester la distinction qui existe entre le id quod et l’esse, afin d’exclure les interprétations différentes qui peuvent avoir cours auprès de certains auteurs, il dit : « L’esse, c’est-à-dire l’essence (subsistentia) qui est dans la chose qui existe, diffère de l’id quod est, c’est-à-dire de la chose qui existe (subsistens) en laquelle est l’essence. Ainsi en est-il de la corporéité et d’un corps, de l’humanité et d’un homme.

» Cet esse que, par abstraction, l’esprit sépare en quelque sorte de ce en quoi il est, cet esse, disons-nous, n’existe pas encore… Lorsqu’en effet, nous contemplons cette forme simple et pure telle qu’elle est en elle-même, nous la considérons en vérité autrement qu’elle n’existe ; en sorte que, d’une certaine manière, elle n’existe pas encore, car elle n’existe pas telle que nous la considérons ; bien que nous la considérions par abstraction, c’est non-abstraite qu’elle existe. Mais lorsque la chose qui est (id quod est) reçoit en elle-même la forme qui constitue l’esse (forma essendi), c’est-à-dire cette subsistentia que l’esprit conçoit d’une manière abstraite, cette réception est une génération ; par le concours de la matière, qu’on nomme ὕλη, et de cette forme que les Grecs appellent οὐσιωδής, grâce à l’opération de cette forme qui a nom οὐσία, à la ressemblance de ce modèle qui est dit εἰδέα, se constitue l’εἰκῶν, c’est-à-dire la copie, l’image de ce modèle. Ainsi un corps est-il corps parce qu’il possède cet esse qu’est la corporéité ; un homme est-il homme parce qu’il possède l’humanité. »

Le choix de la corporéité comme exemple d’esse suffirait peut-être à montrer que ce commentaire a subi l’influence d’Avicébron. Mais il est une autre influence qui s’y manifeste avec évidence.


    Regnante inclyto domino Leonardo Lauredeno Uenetarium Principe, Lib. I, cap. III, fol.  suivant le fol.  sign. a 4, vo.

  1. Gilberti, episcopi Pictavensis Cognomento Possetæ, In libran IIIm De Trinitate Boethii commentaria, seconda régula (Boethi Opera, éd. cit, pp. 1188-1189).