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LA CRUE DE L’ARISTOTÉLISME

pourront être faites naturellement aux dépens des corps, et inversement que ces substances pourront être réduites en corps, tout comme le feu se peut changer en air et réciproquement ; cela sera possible, dis-je, puisque cette matière commune sera capable par sa nature des formes spirituelles aussi bien que des formes corporelles. »

Il faudra donc admettre que ces deux matières sont différentes ; mais de quelque façon qu’on veuille, entre elles, mettre une différence, ou aboutit, Guillaume le montre, à une contradiction.

Toute cette argumentation est valable si l’on entend le mot au sens péripatéticien ; elle s’efforce d’établir cette incontestable vérité que la doctrine d’Avicébron n’est pas défendable si l’on y prend les termes matière et forme avec la signification qu’Aristote leur a donnée.

C’est bien ce que recommande Guillaume, et il gourmande avec une extrême vivacité ceux qui manquent à son précepte. Après avoir cité[1] « quidam ex philosophis latinis », c’est-à-dire Boëce, il poursuit : « On doit être circonspect lorsqu’on discute avec des hommes qui veulent passer pour philosophes et qui n’ont même pas encore appris les rudiments de la Philosophie ; car, assurément, la notion de matière et la notion de forme font partie des rudiments de la Philosophie ; et puisque la notion même de matière est définie par le très noble philosophe Averroès, il eût été bon que ces gens qui osent parler des choses de la Philosophie d’une manière si inconsidérée, eussent appris, d’abord, jusqu’à ce qu’elles leurs devinssent certaines et claires, les intentions de ce très noble philosophe et des autres auteurs qui sont comme les chefs de la Philosophie.

» Voici, en effet, la règle que le susdit philosophe a posée dans son livre : La Matière première est celle de la substance sensible. Et, pour éclairer cette règle, il ajoute : Car la substance sensible est l’acte ultime de la Matière première. Il vous est manifeste par là que la Matière première n’est point matière, sinon pour les substances sensibles. D’aucune façon, donc, il n’y a de matière des substances intelligibles. C’est exactement ce

  1. Guillaume d’Auvergne, loc. cil, ; éd. 1516, cap. LIII ; t. II, fol CCXVII, col. d, et fol. CCXVIII, col. a ; éd. 1674, cap, VIII, p. 803. col. a.

    Boëce propose des idées fort analogues à celles que Guillaume lui prête en ce passage [Anilii Manlii Severini Boethii De Trinitate libri IV ; lib. IV : De duobus naturis et una persona Christi (Anilii Manlii Severini Boethii Opera. éd. Henricpetrina, Basileæ. MDLXX, pp. 1213-1214)]. On en peut dire autant de son commentateur Gilbert de la Porrée (Boethi Opera, éd. cit., pp. 1261-1263). Guillaume s’est donc servi à juste litre des formules d’Averroès pour éclaircir et commenter les enseignements de l’ancienne Scolastique latine.