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LES PREMIÈRES INFILTRATIONS

Lorsqu’il prétend, par exemple, rapporter le raisonnement par lequel Alexandre établissait l’identité du Noys et de la Hyle, il commence en ces termes[1] :

« Prise en elle-même, la Hyle est indivisible, immobile et impassible : aucune chose ne saurait, en effet, éprouver aucune passion à moins de se mouvoir, et rien ne se meut qui ne soit divisible, comme il est prouve au vic livre des Physiques. Si donc la Hyle est rendue mobile, c’est seulement, par la corporéité qui lui advient ; or cette corporéité qui lui advient est, pour elle, un accident ; ainsi, le mouvement advient accidentellement à cette Hyle par l’intermédiaire de ce qui en est l’acte, [c’est-à-dire de corporéité qui en est la première forme]. De même, la propriété de pâtir et toute la diversité des corps, des mouvements et des passions résultent de ce qui advient à la matière par l’effet de la corporéité et des formes substantielles contraires les unes aux autres (ex corporeitate et contrarietate). En tous ces corps, donc, il y a une Hyle unique, indivisible, immobile et impassible. Au contraire les corps sont multiples et les patients sont multiples ; donc, en eux, toute diversité provient des accidents et des propriétés adventices ; nulle diversité ne vient de la substance ; nulle diversité n’est de la part de la Matière, comme dit Xénophane. »

Cette Hyle indivisible, immobile et impassible par elle-même ; qui devient divisible et, donc, mobile lorsqu’elle reçoit une première forme, la corporéité ; qui n’est point susceptible de pâtir tant qu’elle n’a pas, en sus de la corporéité, revêtu les formes substantielles des éléments, opposées les unes aux autres ; cette Hyle dont notre Alexandre prête l’idée à Xénophane, nous la reconnaissons sans peine ; c’est la Matière première d’Avicenne, c’est la Hyle d’Al Gazâli[2]. Jamais aucun philosophe grec n’a conçu la Hyle de cette façon ; le soi-disant Alexandre a lu les philosophes arabes, et son livre, en se donnant pour œuvre du Commentateur d’Aphrodisias, s’octroie un titre mensonger.

L’ouvrage dont David de Dinant avait tiré son Monisme était donc un de ces apocryphes innombrables qui avaient cours chez les Musulmans et qui passaient, auprès d’eux, pour expressions de la pensée grecque.

Amaury de Bennes, pour bâtir son Panthéisme, u avait point cherché ses matériaux dans les livres grecs ou arabes que les traducteurs venaient de révéler à la Chrétienté latine ; il avait

  1. Alberti Magni Metaphysica, lib. I, tract. IV, cap. VII.
  2. Voir : Troisième partie. Ch. II, § VII ; t. IV, pp. 463-474.