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LES PREMIÈRES INFILTRATIONS

Dégagé du contexte qui le précisait, l’expliquait, le gardait des interprétations fallacieuses, cet axiome était reçu par les Amalriciens et, notamment, par un certain Godin dont l’anonyme de Troyes nous fait connaître la thèse.

« Ils disent que Dieu est toutes choses en toutes choses. Ils procèdent, en effet, de la façon suivante : Dieu sera toutes choses en toutes choses ; mais Dieu est tout ce qu’il sera, car aucun changement ne se rencontre en Dieu ; donc Dieu est toutes choses en toutes choses.

» Peut-on rien voir de plus absurde que ceci : Dieu est pierre dans la pierre, et Godin dans Godin ? Qu’on adore donc Godin, et non pas simplement de dulie, mais de latrie[1], puisque Godin est Dieu. »

Jean Scot était bien innocent du Panthéisme amalricien. Pour le tirer de son livre, il avait fallu qu’on faussât les formules de sa pensée, qu’on dédaignât toutes les précisions, toutes les précautions dont il les avait entourées. À procéder de la sorte, il n’est auteur si orthodoxe ni si prudent qu’on n’en puisse faire un hérésiarque. Cependant, on rendit l’Érigène responsable des doctrines d’Amaury et de ses disciples. L’Évêque de Paris déféra le Περὶ φύσεως μερισμοῦ à l’autorité suprême. Le 23 janvier 1223, Honorius III écrivait[2] : « Il est un livre intitulé Perifisis ; on a trouvé, comme nous l’a signifié notre vénérable frère l’Évêque de Paris, que ce livre fourmillait des vers de la dépravation hérétique. » Et après avoir donné, du Περὶ φύσεως μερισμοῦ, une description qui permit de le reconnaître, le Pape en défendait la lecture. Des hérésies qui, disait-il, fourmillaient en cet ouvrage, il ne soufflait mot ; il n’avait probablement ni lu ni fait lire le traité de l’Érigène ; il s’était fié à l’opinion de l’Évêque de Paris.

Il fut convenu, dès lors, que Jean Scot était formellement panthéiste. On continua de le lire aussi légèrement, de le citer aussi incomplètement, de le comprendre aussi sottement qu’Amaury de Bennes et ses disciples. Bien peu de philosophes ont su voir, comme Saint-René Taillandier[3], que l’hérétique chartrain avait faussé la doctrine dont il tirait ses axiomes.

  1. On sait que l’Église catholique distingue entre le culte de dulie qui est rendu aux saints et le culte de latrie qui n’est dû qu’à Dieu.
  2. H. Denifle et É. Châtelain, (Chartularium Universitatis Parisiensis, pièce no 50 ; t. I, pp. 106-107.
  3. Saint-René Taillandier, Scot Érigène et la Philosophie scholastique, Strasbourg et Paris, 1843. pp. 236-238.