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LA CRUE DE L’ARISTOTÉLISME

de Dieu, et l’on pourra se servir des formules mêmes du traité de Scot pour exposer le plus radical des Panthéismes.

N’est-ce pas ce que faisait Amaury ?

C’est, du moins, ce que faisaient ses disciples, les Amalriciens. Appliquant à chaque créature, prise à l’état de nature, de φύσις, et sous son existence temporelle, ce que l’Érigène avait dit de l’οὐσία, de l’essence ou idée, ils affirmaient que toute créature n’a d’autre être que l’être de Dieu, que toute créature est Dieu. « Tout ne fait qu’un, disaient-ils[1], car tout ce qui est, est Dieu. — Omnia unum, quia quicquid est, est Deus. »

Un Amalricien nommé Bernard, qui fut bridé à Paris en 1210, déclarait[2] « que le feu du bûcher ne le pouvait brûler ni aucun supplice le torturer dans son être véritable (in quantum erat) car, disait-il, par cet être véritable (in eo quod erat), il était Dieu. »

Que leur doctrine ne fût pas, au moins explicitement, dans le De divisione Naturæ, les sectateurs d’Amaury s’en rendaient sans doute compte, car, pour la déduire des principes de l’Érigène, ils usaient d’un raisonnement que nous fait connaître un traité Contra Amaurianos conservé en manuscrit à la Bibliothèque de Troyes, et que Barthélemy Hauréau a mis en lumière[3].

Pour principe, ils prenaient la théorie de la résurrection telle que l’exposait le Περὶ φύσεως μερισμοῦ[4]. Au dire de Martin de Pologne, Amaury résumait cette théorie dans les termes que voici : « Dieu est appelé la fin de toutes choses, parce que toutes choses doivent retourner en lui pour y reposer immuablement. » Jean Scot avait pris soin de préciser avec insistance que ce retour en Dieu, que cette union avec Dieu se ferait sans destruction ni confusion des substances particulières des créatures, que chaque substance conserverait son individualité, sa proprietas. De ces précautions, Amaury, sans doute, ne soufflait mot ; d prenait comme accordé qu’à la fin du Monde, toutes choses s’abîmeraient et s’anéantiraient en Dieu, seraient absorbées en Dieu ; c’est ainsi qu’il entendait cette parole de Scot[5] : » Dieu sera toutes choses en toutes choses. — Deus erit omnia in omnibus. »

  1. H. Denifle et É Châtelain, Chartularium Universitatis Parisiensis, pièce no 12, t. I, p. 71.
  2. Loc. cit.
  3. B. Hauréau, Histoire de la Philosophie scolastique. Seconde partie Tome premier. Paris, 1880, pp. 83-90. — Cf. H. Denifle et É Châtelain, Chartularium Universitatis Parisiensis, pièce 12, note (Tome I, p. 72).
  4. Vide supra, Ch. V, § V, pp. 61-65.
  5. Joannis Scoti Erigenæ De divisione Naturœ, lib. V, cap. 8 [Joannis Scoti Erigenæ Opera. Accurante J. P. Migne [Patrologiæ Latinæ t. CXXII) col. 876].