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LA CRUE DE L’ARISTOTÉLISME

aucune d’elles, si nous l’isolions de tout autre indication, ne nous permettrait de dire, d’une façon précise, ce qu’Amaury enseignait en Métaphysique. Nous trouverons, heureusement, quelques documents plus précis et plus circonstanciés sur les doctrines de cet hérésiarque.

Les historiens s’accordent à faire naître Amaury à Bennes, en pays chartrain[1] ; aussi était-il parfois nommé Amaury de Chartres. Guillaume le Breton nous apprend[2] que, « fort habile en logique,… il se mit à enseigner la Sainte Écriture. Mais toujours il eut sa façon à lui d’apprendre et d’enseigner ; il professait toujours une opinion qui lui fût propre ; son jugement était comme coupé et séparé de celui d’autrui. Ainsi, en Théologie même, il eut l’audace d’affirmer sans cesse cette doctrine : Tout chrétien est tenu de croire qu’il est un membre du Christ ; celui qui ne le croirait pas ne pourrait être sauvé, » Cette proposition : « Membra sumus corporis Christi » est de Saint Paul ; si donc elle devenait condamnable sur les lèvres d’Amaury, c’est seulement par l’interprétation que ce maître en donnait.

Le voile qui, jusqu’ici, couvre pour nous cette interprétation, va se trouver quelque peu soulevé par Martin de Pologne.

Martin de Troppau, dit de Pologne, était Dominicain ; il mourut en 1278, après avoir été chapelain des papes Clément IV, Grégoire X, Innocent V, Jean XXI et Nicolas III ; admirablement informé des faits et gestes de la Curie romaine, il composa une Chronique des Papes, qui commence avec le règne d’Innocent III (1198). Son commentaire du quatrième concile de Latran nous apprend quelles erreurs on reprochait au Théologien de Bennes[3].

« Amaury, dit-il, prétend que les idées qui existent dans la pensée divine créent et sont créées ; tandis que, suivant Saint Augustin, il n’y a rien en Dieu qui ne soit éternel et immuable.

» Il dit aussi que Dieu est appelé la fin de toutes choses, parce que toutes choses doivent retourner en lui pour y reposer immuablement.

» Et de même que la nature d’Abraham n’est pas autre que

  1. Aux environs de Chartres, deux hameaux portent ce nom de Bennes (P. Féret, La Faculté de Théologie de Paris au Moyen Âge et ses Docteurs les plus célèbres. Paris, t. I, 1894, p. 200, note 2).
  2. Guillaume le Breton, De Gestis Philippi August (Dom Bouquet, Recueil des Historiens des Gaules et de la France, t. XVII, p, 83}.
  3. Martini Poloni Chronicon, Antverpiæ, 1574, pp. 393 sqq. — Cf. Charles Jourdain, Mémoire sur les Sources philosophiques des hérésies d’Amaury de Chartres et de David de Dinan (Mémoires de l’Institut impérial de France. Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. T. XXVI, Deuxième partie, 1870 ; pp. 470-472).