Page:Duhem - Le Système du Monde, tome V.djvu/249

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
243
LES PREMIÈRES INFILTRATIONS

Sous l’obscurité et l’allure volontairement paradoxale du langage de Gilbert de la Porrée, c’est bien certainement la pensée d’Al Gazâli que reproduit la définition de ces deux matières.

Ainsi, dans les écoles du xiie siècle, la Métaphysique d’Avicenne et d’Al Gazâli cheminait sans bruit et ruinait, par de dangereuses erreurs, l’orthodoxie catholique.

L’autorité ecclésiastique finit par s’inquiéter de cette influence. En 1210, Pierre de Corbeil, archevêque de Sens, assisté de son suffragant Pierre de Nemours, évêque de Paris, réunit un concile provincial dans la capitale du royaume. Rigord, moine de Saint-Denys et historiographe de Philippe-Auguste nous apprend[1] qu’on lisait alors à Paris une traduction de la Métaphysique d’Aristote, tirée du grec et récemment apportée de Constantinople. Le concile n’hésite pas à reconnaître dans les diverses sentences de cette Métaphysique ou d’autres écrits du Philosophe les principes d’enseignements funestes ; sous peine d’excommunication, il défend[2] de faire, à Paris, aucune leçon, publique ou privée, sur les livres de Philosophie naturelle d’Aristote et sur les commentai res qui en ont été composés : « Nec libri Aristotelis de naturali philosophia nec commenta legantur Parisius publice vel secreto, sub pæna excommunicationis inhibemus. »

Ce que l’Église redoute pour ses fidèles, ce dont elle veut les garantir, ce n’est ni toute l’œuvre d’Aristote ni la seule œuvre d’Aristote. La Dialectique péripatéticienne, la Logique de l’Organon, est depuis longtemps en usage dans les Écoles ; ce n’est pas que les docteurs, les saints, les Pères de l’Église n’aient, avec une inlassable persévérance[3], signalé et réprouvé l’esprit de subtilité et de chicane qu’elle y développe ; mais elle a conquis droit de cité, et si l’excès qu’on en peut faire paraît également dangereux pour la raison et pour la foi, elle n’est pas, en soi, tenue pour semeuse d’hérésie. Il n’en va pas de même de toutes ces doctrines physiques et métaphysiques que les Grecs et les Arabes ont développées, et que les traducteurs viennent d’importer d’Espagne ; c’est en elles, en elles seules, mais en elles toutes que

  1. F. Delaborde. Œuvres de Rigord et de Guillaume le Breton, Paris, 1882, t. I, p. 233. — Ioannis Launoii Constantiensis, Paris. Theologi. De varia Aristotelis in Academia Parisiensi fortuna, et extraneis hinc inde adornata prœisdiis liber… Tertia æditio, auctior et correctior. Lutetiæ Parisiorum, Apud Edmundum Martinum, vie Iacobæâ, sub Sole aureo. MDCLXII. Cum permissu, Caput primum. p, 6.
  2. Launoy, loc. cit., pp. 6-7. — Denifle et Châtelain, Chairtularium Universitatis Parisiensis, pièce no 11, t. I, p. 70.
  3. Launoii Op. laud., capp. II et III ; édit, cit., pp. 9-73.