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LA CRUE DE L’ARISTOTÉLISME

nom d’Aristote servait à désigner, et qui comprenait, à côté de véritables écrits du Stagirite, les écrits néo-platoniciens d’Avicenne et d’Al Gazâli. Si Gilbert de la Porrée a vraisemblablement lu le Fons vitæ, il est probable aussi qu’il a étudié la Philosophia Algazelis.

Gilbert, en effet, n’accepte pas tout ce qui vient d’Ibn Gabirol ; comme Boëce, qu’il commente, il ne veut pas que les créatures spirituelles aient une matière. « De toute substance incorporelle, dit-il[1], la nature est telle qu’elle ne s’appuie nullement sur le fondement d’une matière ; la ὕλη, même ne lui peut servir de matière ; en revanche, il n’y a point de corps qui n’ait ou dont la nature n’ait pour support quelque matière ; la ὕλη est la matière des corps ; les corps, à leur tour, sont les matières des natures autres que la première substance [corporelle].

Point de matière, donc, pour les substances spirituelles ; mais à toutes les substances corporelles que nous présente la nature, deux matières sont communes ; la ὕλη, d’abord, absolument indéterminée, que la corporalitas affecte d’une première détermination et qui devient alors le corps ; puis le corps, qui est la matière commune de toutes les substances corporelles particulières ; car ce corps, bien qu’affecté d’une première détermination, bien quêtant déjà quelque chose (aliquid), n’est encore rien qui subsiste par soi.

« Généralement, dit Gilbert, tous les corps qui ont vraiment en eux tout ce qui les fait subsister… semblent avoir et ont réellement une commune matière ; cette commune matière, ce n’est pas seulement la ὕλη, que Platon nomme sylva et qui, selon les philosophes, est, mais n’est pas quelque chose (est sed non est aliquid) ; c’est encore cette matière dont le nom ne dit pas qu’elle est, mais que, selon sa perpétuelle subsistance, elle est quelque chose. À ces deux là seules, le nom de matière convient justement ; rien ne peut être vraiment et par son nom propre appelé matière, si ce n’est la ὕλη, qui est, mais qui n’est pas quelque chose, et le corps qui n’est pas, mais qui est quelque chose ; celle-là est la matière de tout corps et de tout ce qui est en un corps ; celui-ci est la matière de toutes les choses qui résultent de sa première et perpétuelle subsistance dans la ὕλη. Mais lorsqu’on dit que celle-ci est la commune matière de tous les corps, qu’elle est la même dans tous les corps, on ne doit pas l’entendre en considérant le corps dans sa singularité, mais on doit plutôt l’entendre d’une même conformité de substances numériquement diverses. »

  1. Gilberti Porretæ In lib. IV Boethii de Trinitate commentaria ; éd. cit., p. 1262.