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LES PREMIÈRES INFILTRATIONS

existent dans les réalités subsistantes, et y découlent de la puissance de ce par quoi ces réalités sont quelque chose.

» il résulte manifestement de là qu’il y a deux sortes de matières ; l’une informe et, partant, simple, comme la ὕλη ; l’autre informée et, partant, composée, comme les corps…

» De même, parmi les formes, il en est une qui est sans aucune matière et, partant, simple ; telle l’essence du Créateur, par laquelle il existe vraiment… De même, ces substances pures (sinceræ) qui sont les exemplaires « les corps, sont des formes sans matière et, partant, des formes simples… Quant aux essences des réalités subsistantes, on les nomme, comme il a été dit, non seulement formes, mais aussi matières. Au contraire, les figures des choses sensibles et les autres propriétés qui, dans les réalités subsistantes, résultent de leur essence, reçoivent seulement le nom de formes et point celui de matière.

» À ces distinctions, il faut ajouter que la matière première, c’est-à-dire la ὕλη, que les formes premières, c’est-à-dire l’οὐσία du Créateur et les εἰδέαι des choses sensibles, par le fait qu’elles sont simples et abstraites, celle-là ne devant rien aux formes et celles-ci rien à la matière, sont exemptes de tout mouvement. Au contraire, les choses sensibles, où la matière et la forme ne sont pas abstraites l’une de l’autre, mais combinées l’une avec l’autre, sont mobiles. »

En tout cela, il est bien malaisé de ne pas voir un mélange d’idées empruntées à Jean Scot et d’idées empruntées à Ibn Gabirol ; mais plusieurs de ces dernières sont de celles qu’Avicébron tenait peut-être de l’Érigène ; en sorte que dans l’exposition de Gilbert de la Porrée, la matière semble avoir été presque entièrement fournie par le Philosophe chrétien, tandis que la forme serait due à la fois à celui-ci et au Philosophe juif.

La lecture du commentaire de Gilbert de la Porrée nous paraît donc bien propre à confirmer en nous cette pensée : Tandis que les écrits physiques et métaphysiques d’Aristote, que les divers traités du Néo-platonisme arabe ne prirent, tout d’abord, dans la spéculation des écolâtres latins, qu’une place très étroite et à peine visible, la philosophie d’Ibn Gabirol n’eut aucune peine à se faire admettre ; de suite, en effet, elle se fondit dans la philosophie de Scot Érigène, dont elle s’était très vraisemblablement inspirée ; de suite, elle grossit de son afflux le courant platonicien qui entraînait depuis longtemps la Scolastique latine, qui devait encore la porter jusqu’au milieu du xiiie siècle.

Pendant ce temps, se glissait dans les écoles la doctrine que le