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LA CRUE DE L’ARISTOTÉLISME

» Une dénomination de ce genre marque d’abord l’essence (esse) ; puis elle désigne ce qui est approprié à la puissance qui se trouve adjointe à cette essence. »

D’où donc Gilbert de la Porrée a-t-il tiré cette notion de corporéité ? Assurément, de quelqu’un des traités que Dominique Gondisalvi et Jean de Luna venaient de révéler aux Latins. Mais duquel parmi ces traités ? De la Philosophie Algazelis ? Il eut alors mis la corporéité au nombre des formes, non pas au nombre des matières. Cette confusion suppose que l’Évêque de Poitiers se soit inspiré d’un livre où les diverses notions de matière, de forme, de substance se mêlaient et se compénétraient souvent, où une forme moins déterminée jouait le rôle de matière à l’égard d’une forme plus particulière ; ce caractère semble bien propre à désigner le Fons vitæ.

Est-ce l’influence d’Avicébron, est-ce celle du fils de l’Érin qui domine en ce que Gilbert de la Porrée va dire de la forme ? Il paraît bien malaisé de le décider :

« Le mot forme se dit aussi en des sens multiples.

» C’est par l’action créatrice de Dieu que tout ce qui existe est quelque chose ; c’est d’elle que vient toute l’essence (esse) par laquelle cette réalité est quelque chose, et aussi tout ce qui se trouve en cette réalité qui est quelque chose, et s’y trouve à titre d’attribut de ce qui en est l’essence ; aussi à l’essence (essentia) de Dieu, donne-t-on le nom de Forme première[1].

» On donne également le nom grec d’εἰδέαι et le nom latin de formæ aux quatre substances pures (sinceræ), le feu, l’air, l’eau, la terre ; non pas à celles qui, comme nous l’avons dit, se trouvent combinées les unes avec les autres au sein de la Sylva, mais à celles qui sont uniquement constituées par la sylva et une espèce intelligible ; c’est de ces substances que sont ensuite tirées les matières sensibles, ignées, aériennes, aqueuses ou terrestres des corps… De même, toute essence (esse) de réalités subsistantes quelconques dont chacune est quelque chose, en même temps qu’elle reçoit, nous l’avons dit, le nom de matière des propriétés qui l’accompagnent, est dite forme de ces réalités subsistantes ; ainsi la corporéité est dite forme des corps.

» Enfin on donne encore le nom de forme à ce quatrième genre de qualités, telles que les figures des corps et autres analogues, qui

  1. Donnons ici le texte ; il permettra au lecteur d’imaginer ce qu’est la langue de Gilbert de la Porrée : Nam essentia Dei, quo opifice est quicquid est aliquid, et quicquid est esse, unde illud aliquid est, et omne quod sic inest ei, quod est aliquid, ut ei quod est esse adsit, prima forma dicitur. »