Page:Duhem - Le Système du Monde, tome V.djvu/245

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
239
LES PREMIÈRES INFILTRATIONS

« Le nom de matière, dit Gilbert de la Porrée, a des sens multiples, et il en est de même du nom de forme. » Il rappelle les diverses dénominations par lesquelles Platon désigne le fonds commun des choses, puis ajoute : « Les auditeurs de Platon l’appellent ὕλη, c’est-à-dire forêt (sylva) ; Platon lui-même la nomme matière première (materia prima). » Nous connaissons ces « auditeurs de Platon » qui traduisent littéralement ὕλη par sylva ; ils sont représentés par Chalcidius. Mais d’où Gilbert tient-il que Platon a employé l’expression matière première ? Ne serait-ce pas d’Avicébron, dont le disciple prononce précisément ce mot[1] au moment où le maître lui cite l’opinion d’un Platon apocryphe ?

Sans insister sur cette première indication d’une influence exercée par Ibn Gabirol, poursuivons notre lecture :

« Platon la nomme matière première, car c’est en elle que sont formées toutes les choses qui viennent d’elle, tandis qu’elle-même ne contracte aucune forme.

» Les quatre éléments se forment en elle par une mutuelle combinaison ; du nom du récipient plus grand qui contient toutes choses, on les nomme aussi des matières.

» On considère ensuite, dans l’ensemble générique des corps, des matières d’espèces diverses, comme l’airain, la cire, la roche, et toutes les choses de même sorte qu’on nomme matières.

» On fait encore un autre usage de ce nom de matière ; on l’attribue à ces substances générales ou spéciales qui sont dites l’essence (esse) des réalités substantielles (subsistentium) en lesquelles elles sont, parce qu’elles confèrent à ces réalités quelque chose qui les fasse exister. On les nomme les sujets matériels (subjectæ materiæ) de ces réalités qui leur sont associées et qui, bien plutôt, résultent d’elles d’une certaine façon. En effet, tout ce qui tire son existence d’une essence (esse) de ce genre, en reçoit naturellement un certain caractère grâce auquel, pour la raison, il est matière par rapport à toutes les réalités qui découlent de lui en vertu de cette essence.

» Par exemple, la corporéité (corporalitas) est l’essence (esse) du corps en qui elle se trouve ; c’est par elle que ce corps est naturellement quelque chose, savoir un corps ; or, elle lui confère ce caractère d’être la matière des figures et des autres propriétés analogues, car il les possède en lui-même à cause de la corporéité et de la puissance qui est assignée à cette corporéité ; alors, ou dit que la corporéité elle-même est la matière de ces figures.

  1. Avencebrolis Fons vitæ, Tract. IV, cap. 8, p. 229.