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LA CRUE DE L’ARISTOTÉLISME

d’hérésies manifestes rendaient également suspects aux Chrétiens.

Toutefois, parmi les livres traduits de l’arabe au xiie siècle, il on est un qui paraît avoir été mis à part, qui semble avoir échappé aux reproches d’hétérodoxie dirigés contre les autres ; cet ouvrage privilégié, c’est le Fons vitæ. Avicébron n’invoquait pas l’autorité d’Aristote ; Platon était le seul philosophe dont il citât le nom, encore qu’il lui attribuât des pensées parfaitement étrangères à l’enseignement de ce philosophe. D’ailleurs, l’auteur du Fons vitæ parlait du Verbe et de la création en des termes auxquels les écolâtres latins étaient accoutumés de longue date, car ils les avaient lus dans les écrits de Jean Scot Érigène ; en accueillant la philosophie d’Ibn Gabirol, la Scolastique latine ne faisait que reprendre son bien.

Le premier, parmi les maîtres de la Scolastique latine, qui ait subi l’influence d’Ibn Gabirol, c’est l’un des traducteurs du Fons vitæ, c’est Dominique Gondisalvi. Parmi les ouvrages dont il est sûrement ou très probablement l’auteur, il en est deux, le De processione mundi ou De creatione mundi[1] et le De unitate[2], où l’inspiration d’Avicébron se mêle incessamment à celle de Boëce ; de cette inspiration, la trace se laisse bien aisément apercevoir ; des passages entiers, empruntés au Fons vitæ, sont presque textuellement insérés dans le discours du Diacre de Ségovie,

Si l’influence exercée par Avicébron sur certains scolastiques latins du xiie siècle ne peut pas être niée, il serait cependant imprudent, dans bien des cas, d’affirmer que des pensées, fort analogues, d’ailleurs, à celles que contient le Fons vitæ, ont été réellement puisées à cette source ; dans un grand nombre de circonstances en effet elles ont pu, tout aussi bien, découler du De divisione naturæ.

Thierry de Chartres, par exemple, dans son traité sur le récit de la création selon la Genèse, écrit[3] : « La souveraine Trinité opère donc en la matière, qui est l’ensemble des quatre éléments ; en tant qu’elle est Cause efficiente, elle crée cette matière ; en tant qu’elle est Cause formelle, elle l’informe et la dispose ; en tant qu’elle est Cause finale, elle la chérit et la gouverne. Car le Père est la Cause efficiente, le Fils la Cause formelle, le Saint-Esprit la Cause finale et la matière la Cause matérielle. »

  1. Publié dans : Memendez Pelayo, Historia de los españoles vol. I, pp. 691-711.
  2. Paul Correns, Die dem Boethius fälschlich zugeschriebene Abhandlung des Dominicus Gondisalvi De unitate (Beiträge zur Geschichte der Philosophie des Mittelalters, Bd. I, Heft. I, Münster, 1891).
  3. B. Hauréau, Notice sur le numéro 647 des manuscrits latins de la Bibliothèque Nationale (Notice et extraits des manuscrits de la Bibliothèque Nationale t. XXXII, seconde partie, 1888, p. 173).