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LA CRUE DE L’ARISTOTÉLISME

En 1377, Nicole Oresme, évêque de Lisieux, achevait de mettre en français, à la demande du roi Charles V, son admirable commentaire sur le Traité du Ciel et du Monde d’Aristote. On y pouvait lire ces propositions[1] :

« Et doncques hors le ciel est un espace vuide, incorporèle, d’autre manière que n’est quelconque espace plaine et corporèle, tout aussi comme la duracion appelée éternité est d’autre manière que n’est duracion temporèle, meisme qui seroit perpétuèle…

» Item ceste espace dessus dicte est infinie et indivisible, et est l’immensité de Dieu, et est Dieu meisme, aussi comme la duracion de Dieu appelée éternité est infinie et indivisible et Dieu meisme. »

C’est bien la théorie que, trente-trois ans plus tard, Chasdaï Crezkas devait proposer à ses coreligionnaires.

Spinoza avait lu le traité Or Adonaï ; dans une de ses lettres, la vingt-neuvième, il cite : « Judæum quendam, Rab Chasdai vocatum[2]. » Joël s’est attaché à retrouver, dans les doctrines du célèbre philosophe d’Amsterdam, à côté des influences non douteuses de Moïse Maïmonide et de Lévi ben Gerson, le reflet des enseignements donnés par Chasdaï Crezkas[3] ; en particulier, c’est à ces enseignements qu’il a rattaché[4] le célèbre axiome spinoziste : L’étendue est un attribut de Dieu. Si cette dernière opinion, qui paraît solidement fondée, est véritable, Spinoza n’aurait perçu, semble-t-il, par l’intermédiaire de son coreligionnaire Chasdaï, qu’un simple écho des pensées proposées par Nicole Oresme.

Puisque la Synagogue n’est plus qu’un reflet de la Scolastique chrétienne, quittons désormais celle-là pour nous consacrer à celle-ci.

  1. Nicole Oresme, Traitiê du Ciel et du Monde, livre I, ch. XXIV ; Bibliothèque Nationale, fonds français, ms. No 1083, fol. 21, col. d, et fol. 22 col. a.
  2. Cf. M. Joël, Op. laud., p. 9, en note.
  3. M. Joël, Op. laud., p. 9, pp. 24-25, 37-38, p. 50, pp. 54-56, pp. 63-64, pp. 68-69, pp. 71-73, p. 75. — Voir aussi : M. Joël, Spinoza’s Theologischi-Politischer Traktat auf seine Quellen geprüft ; Breslau, 1870 (M. Joël, Beiträge Geschichte der Philosophie, Bà. IL, Breslau, 1876). — M. Joël, Zur Genesis der Lehre Spinoza’s mit besonderer Berucksichtung des kurzen Traktats « Von Gott, dem Menschen und dessen Glückseligkeit ». Breslau, 1871 (Ibid.)
  4. (M. Joël, Chasdai Crezkas, p. 24.