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LA CRUE DE L’ARISTOTÉLISME

dangereuse erreur, c’est que personne ne s’est aventuré jusqu’ici à combattre et renverser les raisonnements des Grecs ; par ces raisonnements, « les yeux d’Israël se trouvent, aujourd’hui, frappés d’aveuglement. » Réfuter l’argumentation d’Aristote et, par là, raffermir les bases mêmes de la foi judaïque, tel est l’objet que se propose Chasdaï Crezkas.

Cette prétendue argumentation d’Aristote, c’est, en général, le Guide des égarés qui en fournira la formule à notre auteur. Auprès de ses coreligionnaires, Maïmonide passait pour interprète autorisé de la doctrine péripatéticienne, alors que sa pensée, le plus souvent, reflète celle d’Avicenne ou d’Al Gazâli ; les Juifs n’étaient pas seuls, au Moyen Âge, à donner dans cette erreur.

Chasdaï, d’ailleurs, ne crée pas de toutes pièces les théories qu’il oppose à celles d’Aristote et de Moïse ben Maimoun ; tant s’en faut ; très fortement, il subit l’influence d’un de ses prédécesseurs, de Lévi ben Gerson ; de cette source, à laquelle il demande mainte inspiration, il ne fait pas mystère.

C’est du Rabbin de Bagnols qu’il tient, en particulier, presque tout ce qu’il enseigne au sujet de la création du Monde[1]. Pour lui comme pour le fils de Gerson, si l’organisation et l’information de la Matière première ont eu un commencement qui fut proprement la création, la Matière sans forme, au contraire, est éternelle et incréée. Issue probablement des discussions qu’agitaient, au commencement du xive siècle, les maîtres en Théologie de Paris, cette théorie eut la plus grande fortune auprès des Juifs ; proposée par Lévi ben Gerson, accueillie par Chasdaï Crezkas, elle sera, au début du xvie siècle, développée par Juda Abravanel, dit Léon l’Hébreu, dans ses célèbres Dialoghi di Amore.

Chasdaï s’en prend à toutes les notions essentielles de la Physique péripatéticienne ; l’infini, le temps, le lieu, le mouvement, le vide sont, pour lui, autant d’occasions d’opposer sa pensée à celle du Stagirite. Cette critique, autant du moins que les brèves indications données par Joël nous permettent d’en juger, paraît très fortement inspirée par les discussions auxquelles les Nominalistes parisiens s’étaient, au cours du XIVe siècle, livrés avec une ardeur passionnée.

Parmi les théories de Crezkas, il en est une qui a, plus que les autres, retenu l’attention de M. Joël ; aussi nous sera-t-il loisible de l’examiner, à notre tour, avec quelque détail.

Contre Aristote, Chasdaï prétend établir[2] qu’il peut exister, hors

  1. M. Joël, Op. laud., pp. 65-66.
  2. M. Joël, Op. laud., pp. 21-24.