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LA CRUE DE L’ARISTOTÉLISME

forme se rencontre ; c’est l’âme sensitive, avec l’imagination, qui en fait partie. Une nouvelle mise en acte, appliquée à l’âme sensitive et, spécialement, à l’imagination, engendre cette seconde forme que nous nommons intelligence en puissance ; elle transforme l’âme animale en âme humaine.

L’âme sensitive est donc, pour l’intelligence en puissance, une condition d’existence, puisque, sans l’intermédiaire de cette âme, cette intelligence ne pourrait informer la matière ; mais si elle est, pour cette intelligence, condition d’existence, elle n’est pas, pour elle, condition de pensée ; l’activité de cette intelligence en puissance, activité par laquelle elle conçoit et devient intelligence acquise, est une activité séparée de la matière, une activité indépendante des perceptions sensibles ; comment cela peut être, c’est ce que nous comprendrons quand nous aurons arrêté notre attention sur la nature de l’Intelligence active.

Lévi conçoit[1] l’Intelligence active exactement comme l’ont conçue les Néo-platoniciens arabes et, particuliérement, Al Gazâli.

C’est l’intelligence active qui, dans le monde sublunaire, fait passer toutes choses de la puissance à l’acte. On peut, d’une certaine façon, dire que l’intelligence active, c’est l’ordre même et la loi des choses d’ici-bas ; mais il faut préciser le sens de cette affirmation et, pour la préciser, le Rabbin de Bagnols recourt à un principe sur lequel le Livre des Causes a fort insisté.

Lorsqu’une substance supérieure imprime des formes dans une substance d’ordre moindre, ces formes n’ont pas même nature dans la substance qui les imprime et dans celle qui les reçoit : en chacune d’elles, elles épousent la nature même de la substance où elles résident ; si, par exemple, une intelligence imprime des formes dans la matière, ces formes sont formes intelligibles dans la substance qui les imprime et formes matérielles dans la matière à laquelle elles sont imposées. Ainsi la forme d’une œuvre d’art n’est pas de même nature dans le génie de l’artiste qui la conçoit et dans le corps qui la reçoit.

Toutes les formes prises par les choses du monde sublunaire existent également au sein de l’Intelligence active dont ces choses les tiennent ; mais, formes matérielles dans les choses, elles sont formes intelligibles au sein de l Intelligence active ; entre elles, ces formes intelligibles présentent certains rapports, certaines relations qui en assurent l’ordre et l’unité ; à ces rapports, à ces relations, correspondent, entre les formes reçues par le monde

  1. M. Joël, Op. laud., p. 32.