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AVICÉBRON

ceux qu’employait Aristote ; de ces dernières propositions l’éternité de la Matière paraît nécessairement découler.

La Matière, écrit Ibn Gabirol[1], est dite privée d’existence parce qu’elle ne possède pas lexistence en acte, qu’elle acquiert seulement par son union avec la Forme ; mais elle n’est pas, en réalité, privée de toute existence ; elle a, par elle-même, une certaine existence, l’existence en puissance. « Peut-on prouver, dit le Disciple, que la Matière n’est pas absolument privée de toute existence ? — Certes, dit le Maître, car ce qui serait privation absolue ne pourrait passer à l’être… Il en résulte donc que la Matière a l’existence en puissance, c’est-à-dire qu’elle a le pouvoir de supporter la Forme. — Quel est donc le signe que la Matière avait l’existence en puissance ? — Ce signe est celui-ci : La première Forme existait on puissance au sein de cette Matière ; elle a passé à l’existence effective lorsqu’elle lui a été unie… — Puisque la Matière n’a point d’existence sans la Forme, comment peut-on dire que cette Matière passe à l’existence ? — Rien n’empêche de le dire, car si l’on dit qu’elle passe à l’existence, c’est simplement à cause de son aptitude à recevoir la Forme. En outre, on ne dit pas que la Matière n’existait absolument pas, car elle possédait l’existence en puissance ; de même, ou ne dit pas qu’en la Matière, la Forme n’existait absolument pas, car la Forme était en puissance dans la Matière ; c’est pourquoi elle a passé à l’acte. Materia non dicitur non esse absolute, ideo quia habet esse in potentia ; similiter etiam non dicitur forma non habere esse in materia absolute, quia forma erat in materia in potentia, et ideo exivit ad effectum ». Ces formules sonnent comme de l’Aristote ; jamais langage à ce point péripatéticien n’avait été tenu par les philosophes arabes jusqu’au temps d’Ibn Gabirol. Comment donc celui-ci va-t-il éviter d’en conclure que la Matière première est éternelle et incréée ?

Le son des formules ne subit pas à nous faire connaître le sens qu’elles renferment ; aux termes qui les composent, il faut substituer les définitions ; nous verrons alors que cette existence en puissance dont nous parle Ibn Gabirol n’est point du tout celle que concevait Aristote.

" La Matière, nous dit la Source de vie[2], n’est pas absolument privée d’existence, car elle a en elle l’existence en puissance, c’est-à-dire cette existence qu’elle avait dans la Science de l’Éternel et du Très-Haut sans y être composée avec la Forme. Materia

  1. Avencebrolis Fons vitæ, Tract, V, cap. 10. pp. 274-276.
  2. Avencebrolis Fons vitæ, Tract, V, cap. 10. pp. 274-275.