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LA CRUE DE L’ARISTOTÉLISME

avec la cour et pendant les heures où il ne fait ni jour ni nuit (c’est-à-dire pendant quelques minutes du crépuscule)… Il résulte de tout cela que nous ne devons pas étudier les livres philosophiques. même pour en tirer des résultats vrais… Comme conclusion, Abba Mari engage Addéreth et ses collègues à n’avoir d’égard pour personne et à procéder avec rigueur contre ceux qui ne veulent pas abandonner ces études dangereuses. »

L’appel d’Abba Mari fut entendu. En 1304, Salomon ben Addéreth et quatorze autres rabbins de Barcelone envoyèrent à leurs confrères de Montpellier, une lettre[1] par laquelle on prononçait L’excommunication contre ceux qui s’occuperaient des études philosophiques avant d’avoir atteint l’âge de trente ans.

Cette excommunication était une condamnation de l’œuvre des Tibbonides ; elle portait atteinte à l’honneur de cette dynastie de traducteurs et de savants. Le vieux Profatius[2], qui était alors le plus illustre des Ibn Tibbon, fut, en cette circonstance, leur héraut. Le jour où la lettre d’Addéreth et des rabbins de Barcelone fut lue à la synagogue de Montpellier, Jacob ben Makir prit la parole et s’éleva vivement contre le contenu de cette lettre. De ce moment, Profatius se trouva chef des rabbins attachés à l’étude de la Philosophie et des Sciences, comme Abba Mari l’était de ceux qui ne voulaient lire que la Thora et le Talmud.

Entre les deux partis, la lutte fut ardente ; les accusations d’hérésie et les anathèmes se croisèrent Israël n’était pas une église hiérarchisée et soumise à un pontife, mais une synagogue anarchique et privée de grand prêtre ; nulle autorité ne pouvait imposer silence aux adversaires, peser leurs raisons et leurs torts et porter un arrêt qui mît fin au débat.

Celui qui mit fin au débat, ce fut Philippe le Bel ; en juillet 1306, l’expulsion générale des Juifs, chassant à la fois de Montpellier Averroïstes et Talmudisles, les accabla de craintes et de soucis qui leur tirent oublier leur différend philosophique et religieux. Abba Mari s’enfuit en Arles et, de là, à Perpignan ; peut-être son extrême vieillesse s’écoula-t-elle à Barcelone[3] ; on sait qu’il vivait encore eu 1310 ; on ignore la date de sa mort. Quant à Profatius, il avait cessé de vivre avant l’ordonnance de Philippe le Bel, car « dans la réponse qu’En Douran de Lunel adresse a Don Vidal Salomon, réponse qui n’est pas postérieure

  1. Ernest Renan, Op. laud, pp. 662-663.
  2. Voir : Seconde partie, ch. V, § LX ; t. III, pp. 298-312.
  3. Ernest Renan, Op. laud, p. 649.