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MOÏSE MAÏMONIDE ET SES DISCIPLES

tion de la création, à plus forte raison de la révélation, du prophétisme, du miracle ? Nous ne nous chargeons pas de l’expliquer. Il semble que la pensée de Maïmonide resta toujours contradictoire, que Maïmonide théologien et Maïmonide philosophe furent deux personnes étrangères l’une à l’autre et qui ne se mirent jamais d’accord. La distinction de la « vérité théologique » et de la « vérité philosophique », qui devait plus tard devenir l’essence même de l’Averroïsme italien, paraît avoir été en germe dans l’esprit du fondateur du rationnalisme juif. »

Ce qu’un tel jugement a d’excessif et d’injuste à l’égard de la philosophie de Maïmonide, il est, croyons-nous, facile de le reconnaître à qui a lu ce que nous avons dit de cette doctrine. Mais si l’on s’explique mal qu’un Renan l’ait jugée de la sorte, on comprend fort bien qu’une opinion semblable ait pu se former, au sujet de l’enseignement de Rabbi Moses, en la pensée de maint docteur de la Synagogue ; en dépit de ses efforts pour concilier la Bible avec les théories métaphysiques d’Avicenne et d’Al Gazâli, le Guide des égarés devait sembler singulièrement hérétique à tout Israélite quelque peu soucieux d’orthodoxie.

On conçoit donc aisément que la grande publicité donnée au Guide des égarés par la traduction et par le commentaire de Samuel ben Tibbon ait été, pour plus d’un savant rabbin du Languedoc, de la Provence ou de la Catalogne, une occasion de scandale. Ces contrées devinrent sans doute le siège d’un mouvement hérétique analogue à celui qui se produisait depuis longtemps dans les pays soumis à la domination musulmane, et dont Guillaume d’Auvergne nous retrace le tableau dans un curieux passage de son De legibus. Voici, de ce passage, ce qui est relatif aux Juifs[1]  :

« Après qu’ils se furent mélangés aux Chaldéens ou Babyloniens et à la Nation arabe, ils s’adonnèrent aux sciences et à la philosophie de ces peuples ; ils suivirent les opinions des philosophes, ne sachant défendre, contre les discussions et les arguments de ceux-ci, les dogmes de leur religion et la foi d Abraham ; ils tomberont donc dans l’erreur par rapport à leur religion et devinrent hérétiques en la foi d’Abraham, surtout après que l’empire des Sarrasins se fut étendu sur les contrées qu’ils habitaient. À partir de ce moment, en effet, beaucoup d’entre eux admirent l’éternité du Monde et les autres erreurs d’Aristote. Aussi rencon-

  1. Guliermi Parisiensis Episcopi De legibus cap. I (Guiermi Parisiensis Opera, éd. 1516, t. I, fol. XII, coll. a et b).