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LA CRUE DE L’ARISTOTÉLISME

L’exemple de Maïmonide inspira aux Juifs du midi de la France une ardente curiosité pour les sciences et la philosophie des Grecs et des Arabes. Grâce à Samuel ben Tibbon et aux divers membres de sa famille, à Jacob d’Antoli, à Moïse ben Tibbon ; enfin à Jacob ben Makir, le célèbre Profatius, les Juifs du Languedoc et de la Provence reçurent en leur langue la plupart des livres grecs ou arabes dont la Scolastique latine était déjà dotée.

Cet afflux de pensée musulmane et, surtout, de pensée païenne n’avait pu se produire, si soudain et si abondant, sans troubler la foi de maint Israélite. C’est au cours des dernières années du xiiie siècle que la secousse causée à l’orthodoxie juive par les philosophies péripatéticienne et néo-platonicienne devint assez violente pour inquiéter les chefs de la Synagogue.

« L’ébranlement qu’avait causé[1] la grande publicité donnée par les Tibbon au Guide des Égarés de Moïse Maïmonide, dans les premières années du xiiie siècle, était loin d’être calmé au temps où nous sommes. Jamais certainement tentative aussi hardie n’était venue d’un théologien. La Théologie chrétienne, dès le xiie siècle, avait cherché à s’incorporer l’Aristotélisme, mais en le corrigeant, en lui enlevant ses théories mal sonnantes, si bien même qu’en définitive tout se borna à l’introduction sans réserve dans les écoles chrétiennes de la Logique péripatéticienne, c’est-à-dire de la partie du Péripatétisme qu’aucune école ne peut renier. Il n’en fut pas de même dans le Judaïsme. C’est la Philosophie péripatéticienne tout entière, avec sa Théodicée restreinte, sa théorie de l’âme pleine d’hésitation, sa négation de la Providence au sens vulgaire, son rationalisme absolu, son apparent matérialisme, que Maïmonide adopta. Non seulement il n’y lit pas les suppressions et les additions que Thomas d’Aquin, Albert le Grand jugèrent indispensables ; mais, parmi les interprétations du Péripatétisme, celle qu’il choisit fut la plus matérialiste, la plus opposée aux sentiments religieux du vulgaire, la plus ressemblante aux assertions des panthéistes et des athées. Le Péripatétisme de Maïmonide est la Philosophie arabe telle qu’Averroès, de son côté, arrivait vers le même temps à la présenter. Comment est-il possible qu’un docteur, en apparence très fidèle au Judaïsme, qui passa la moitié de sa vie, comme tous ses coreligionnaires, à commenter la Loi et le Talmud, se soit fait en même temps l’adepte et le propagateur d’une Philosophie dont la base était l’éternité du Monde, la néga-

  1. Ernest Renan, Les rabbins français du commencement du xive siècle, Seconde partie : Communautés juives du midi. Philosophes, savants et traducteurs (Histoire littéraire de la France, t. XXVII, 1877), pp. 647-648.