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LA CRUE DE L’ARISTOTÉLISME

Monde, dit-il, c’est Matière ou Hyle, nous ne la considérons, en effet, que dépouillée de la Forme du Monde qui subsiste en elle ; lorsque nous la concevons ainsi, dans notre intelligence, comme une chose préparée à recevoir la Forme du Monde, il est convenable de l’appeler Matière ; de même que ce qui est dépouillé de la forme d’un sceau, mais se trouve préparé à recevoir cette forme, est matière du sceau tant que la forme du sceau n’y a pas été reçue ; lorsque la matière aura reçu la forme, on la nommera substance. Mais en cette discussion, il ne faut pas prendre garde à l’imposition du nom : ce sujet qui soutient la Forme du Monde, nous le nommerons tantôt Substance, tantôt Matière et tantôt Hyle ; nous n’aurons cure de la propriété ou de l’impropriété de ces noms, qui nous serviront à désigner une seule et même chose, le sujet qui supporte la quantité. »

Cette insouciance à l’égard de la propriété des termes ne laisse pas que d’être embarrassante pour le lecteur d’Avicébron ; en particulier, le mot substance est employé, dans la Source de vie, avec une fâcheuse généralité ; en une foule de cas, il ne lui faut pas attribuer son sens propre, mais une signification très indéterminée, un sens analogue à celui de notre mot : chose.

Pas plus qu’Aristote, donc, Ibn Gabirol ne prend la matière ni la forme pour des substances au sens propre du mot ; en toute substance créée, il y a, à la fois, matière et forme, que l’abstraction seule y distingue.

Nous avons dit : En toute substance créée. Voici, en effet, où le fils de Gabirol va se séparer d’Aristote : Toute substance composée de matière et de forme est, pour lui, une substance, créée, et toute substance créée est formée par l’union de la matière et de la forme[1]. En outre, il n’entend pas le mot : créé au sens où le prenait Avicenne, l’appliquant à des êtres qui tenaient leur existence d’une cause supérieure, mais qui la tenaient de toute éternité. Pour Ibn Gabirol, créé a le sens qu’Al Gazâli donne au mot innové ; c’est un terme qui exclut l’idée d’éternité, qui implique celle d’un commencement. « Le Ciel a commencé d’être, dit-il[2], et il n’est pas éternel ».

Cette affirmation, si formellement contraire au Péripatétisme, semble, tout d’abord, inconciliable avec d’autres propositions où Ibn Gabirol parle de la Matière en des termes tout semblables à

  1. Avencebrolis Fons vitæ, Tract, I, cap. 7. p. 10. Tract. IV, cap. 6, pp. 222 et 226.
  2. Avencebrolis Fons vitæ, Tract, III, cap. 51. p. 193.