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LA CRUE DE L’ARISTOTÉLISME

Cette pensée, Moïse Maïmonide l’éclaircit à l’aide d’ingénieuses comparaisons ; Al Gazâli, à qui il l’emprunte, l’avait fortifiée par un argument qu’il ne reproduit pas ; nous voulons parler de cet argument ad hominem, singulièrement fort à l’encontre des péripatéticiens et de tous ceux qui bornent l’Univers : Lorsque vous considérez ce qui est possible au delà de la dernière sphère céleste, vous vous heurtez, vous aussi, à de perpétuelles contradictions.

« Après avoir exposé que ce que nous soutenons est possible, dit Maïmonide[1], je chercherai également, par une preuve spéculative, à le faire prévaloir sur l’autre opinion ; je veux dire à faire prévaloir l’opinion de la création sur celle de l’éternité. J’exposerai que, si nous sommes conduits à quelque conséquence absurde en admettant la création, on est poussé à une absurdité plus forte encore en admettant l’éternité. »

L’argument que Maïmonide va développer n’a point du tout la portée que notre rabbin lui attribue : pour comprendre comment il a été conduit à l’interpréter dans un sens qu’il n’a pas, il faut faire une remarque ; il ne semble pas que Moïse Maïmonide ait jamais établi de distinction bien tranchée entre les deux notions d’éternité du Monde et de nécessité du Monde : comme Aristote, il paraît admettre que deux partis seulement soient possibles, l’un qui tient le Monde pour nécessaire et éternel, l’autre qui le tient pour contingent et innové ; à aucun moment, nous ne le voyons, comme Avicenne ou Al Gazâii, opposer les deux notions de Monde innové et de Monde créé de toute éternité ; cette circonstance comme beaucoup d’autres, nous montre qu’il n’avait pas reçu en partage le sens logique très aiguisé de ses précurseurs arabes.

Rabbi Moïse, donc, va soutenir l’opinion suivante, également contraire à celle des Péripatéticiens et à celle des Néo-platoniciens : Le Monde n’a pas pu émaner de Dieu par une opération telle qu’à aucun moment, le Créateur n’aurait eu à choisir entre divers partis également possibles. Lorsqu’il aura établi que la création de l’Univers porte la marque d’une volonté libre, il croira avoir démontré que cette création a eu commencement.

Or cette idée que le Monde n’a pu être produit tel qu’il est sans que la volonté créatrice eût à choisir librement entre plusieurs déterminations également possibles, Maïmonide la trouvait, nettement formulée, dans la Destruction des philosophes.

  1. Moïse Maïmonide, Op. laud., Deuxième partie, ch. XVI ; éd. cit., t. II, p. 129.