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AVICÉBRON

individus d’une même espèce se distinguent les uns des autres, c’est que la même forme ne se trouve pas, en l’un, appliquée à la même matière qu’en l’autre. C’est la matière qui est le principe d’individuation.

De là cette conséquence : Des Intelligences dépourvues de matière ne peuvent se distinguer les unes des autres, ne peuvent être des individus différents, à moins d’appartenir à des espèces différentes ; dans le monde des Intelligences, chaque espèce ne se peut composer que d’un individu unique. Nous verrons comment Ibn Bâdja et, après lui, Moïse Maïmonide en tiraient fort logiquement cette conclusion : Après que la mort les a détachées des corps où elles résidaient, toutes les âmes humaines ne forment plus qu’une seule âme.

À cette conséquence, Ibn Gahirol échappe, car, aux substances spirituelles, il a conféré une matière : « Voici ce qu’il te faut imaginer des formes spirituelles, dit-il[1] : Elles sont une seule forme ; elles n’ont pas, par elles-mêmes, de différence entre elles, car elles sont purement spirituelles ; il ne leur advient de diversité que par l’effet de la matière qui les supporte. »

Le Disciple, entendant cet enseignement si nouveau, tient à s’assurer qu’il a bien compris[2] ; le Maître veut-il dire, par exemple. que la seule différence entre les âmes humaines provient de la différence entre les corps où elles résident ? « Que répondrez-vous si je vous dis : Les substances spirituelles ne diffèrent pas les unes des autres par la forme substantielle : elles diffèrent par l’effet de la diversité des corps qui reçoivent leurs actions : c’est entre les actions des substances spirituelles que s’introduit cette différence, non pas entre les substances elles-mêmes ? »

« Je ne croyais pas, répond le Maître, que tu pusses m’opposer un doute de cette sorte. »

L’attribution d’une matière aux substances spirituelles nous a suffisamment averti que la notion de matière n’était plus du tout, pour Ibn Gabirol, ce qu’elle était pour Aristote ; entre ces deux philosophes, nous allons voir la divergence s’accentuer.

Bien souvent, lorsqu’il parle de la matière. Avicébron emploie le terme de substance. Cependant, ce terme n’est pas exactement celui dont il convient d’user, comme il va l’expliquer à son disciple[3] :

« Le nom qui convient le mieux à ce qui soutient la Forme du

  1. Avencebrolis Fons vitæ, Tract, IV. cap. 2. p. 205.
  2. Avencebrolis Fons vitæ, Tract, IV. cap. 3. pp. 205.
  3. Avencebrolis Fons vitæ, Tract, II. cap. 2. pp. 42-43.