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LA KABBALE

À l’égard de la substance inférieure, la substance supérieure est comme le cerveau à l’égard des méninges qui l’entourent, comme le corps à l’égard de l’habit qui l’enveloppe, ou bien encore comme l’époux à l’égard de l’épouse. À ces images qu’exprime le langage courant, la Philosophie substituerait des termes plus techniques ; aimant à se servir de la langue d’Aristote pour exprimer des pensées étrangères au Péripatétisme, Ibn Gabirol dirait que la substance supérieure est, à l’égard d’une substance inférieure, comme une forme à l’égard d’une matière. Mais sous ces mots divers, un esprit quelque peu perspicace reconnaîtrait la même idée.

Ainsi suffit-il bien souvent d’une sorte de traduction pour faire apparaître une ressemblance profonde entre la doctrine du Zohar et la doctrine d’Avicébron ; sur la trinité de Dieu, sur la création du Monde, sur la constitution de l’âme humaine, les deux doctrines enseignent à peu près les mêmes propositions, mais ce que celle-ci s’efforce de rendre clair à la raison en s’aidant des termes philosophiques du Péripatétisme, celle-là, par de poétiques figures, le fait briller aux yeux de l’imagination.

Comment faut-il expliquer cette étroite ressemblance entre l’enseignement des Kabbalistes et la philosophie d’Avicébron ?

Elle peut tenir, tout d’abord, aux sources communes où celui-ci et ceux-là ont également puisé. Nous avons, par exemple, reconnu de part et d’autre l’influence exercée par un traité faussement attribué à Empédocle[1].

Cette explication suffit-elle ? Ne convient-il pas, en outre, d’admettre quelque action directe ? Mais si l’on veut invoquer une telle action, dans quel sens la faut-il diriger ? Ibn Gabirol était-il instruit de la Kabbale, ou bien, au contraire, les auteurs du Zohar avaient-ils lu le Fons vitæ ? La réponse à cette question dépend essentiellement de l’opinion qu’on professe touchant l’ancienneté relative de ces deux ouvrages.

S. Munk[2], au gré de qui nombre de passages du Zohar ne sont pas antérieurs au xiiie siècle, voit volontiers, dans les Kabbalistes, des disciples du Rabbin de Malaga. Plus justement peut-être pourrait-on dire que le lent travail de compilation et de retouches successives qui a produit le Zohar avait commencé longtemps avant Ibn Gabirol et n’a pris fin qu’après lui ; Avicébron a donc pu subir l’influence de la Kabbale et les Kabbalistes, à leur tour, se mettre à l’école de leur grand coreligionnaire.

  1. Vide supra, pp. 121-122.
  2. S. Munk, Mélanges de Philosophie juive et arabe, pp. 275-290.