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LA CRUE DE L’ARISTOTÉLISME

La troisième est celle qui a fourni à Ibn Gabirol les principes de sa définition de la Matière première ; cette troisième source peut être la Métaphysique d’Avicenne : mais elle a pu jaillir plus haut encore ; elle peut découler de la Philosophie qu’enseignaient les Frères de la Pureté et de la Sincérité : de ceux-ci, d’ailleurs, les doctrines avaient, en cette théorie de la Matière première, inspiré le fils de Sinâ.

Avicenne, donc, à la suite des Frères de la Pureté, avait distingué deux sortes de Matières premières[1]. Une certaine Matière première est dépourvue de toute forme substantielle ou accidentelle ; elle n’est encore aucun des quatre éléments, elle n’est ni chaude ni froide, ni sèche ni humide, ni légère ni grave ; elle est seulement apte à devenir tout cela, préparée à recevoir toutes ces formes ; mais on la peut déjà mesurer et, partant, elle est corps. Au dessous de cette Matière première, on en doit considérer une autre, plus première si l’on peut dire ; celle-là n’est pas encore douée de grandeur, elle n’est même pas corps. Cette dernière Matière, les Frères de la Pureté l’appellent Matière originelle ou Fondement primitif ; Avicenne la nomme tantôt Materia et tantôt Hyle ; Al Gazâli, qui présente cette théorie avec son habituelle clarté, réserve à la Matière encore privée de grandeur le nom de Hyle.

De cette doctrine, dont le rôle, dans la Métaphysique d’Avicenne, peut paraître accessoire, Ibn Gabirol fait une des pièces essentielles de son système.

Pour arriver à définir la Matière première, Aristote avilît montré comment, dans un corps déterminé, l’abstraction nous fait concevoir plusieurs matières, des matières dont chacune est plus indéterminée que la précédente, jusqu’à celle qui est complètement indéterminée, jusqu’à cette πρώτη ὕλη, dont on ne peut même plus dire : Elle est ceci ou cela.

Cette analyse, Avicébron la reprend pour la pousser plus loin encore que le Stagirite.

Il considère d’abord[2] des êtres particuliers, tels que la nature nous les offre ou que l’art les façonne ; en chacun d’eux, il trouve une matière, matière particulière naturelle ou matière particulière artificielle. En continuant son abstraction à partir de ces êtres, il arrive aux quatre éléments dont les mixtions diverses ont servi à composer les choses particulières, aussi bien naturelles qu’artificielles. À ces quatre éléments, il faut un fonds commun ; cette matière unique des quatre éléments et, par leur intermédiaire, de

  1. Voir : Troisième partie, Ch. II, § VII ; t. IV, pp. 461-474.
  2. Avencebrolis Fons vitæ, Tract. I, capp. 14, 15, 16 ; pp. 17-20.