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LA PHYSIQUE PARISIENNE AU XIVe SIÈCLE

Pour répondre à cette question, il faut se reporter aux principes sur lesquels le Péripatétisme fait reposer la théorie du mouvement naturel. Un corps est-il en son lieu propre ? Il y demeure naturellement en repos sans avoir besoin que rien l’y retienne, sans faire aucun effort pour en sortir. Est-il hors de son lieu propre ? S’il n’est gêné par aucun obstacle, il se meut naturellement pour gagner ce lieu ; si quelque entrave l’empêche de se mouvoir, il presse et fait effort sur le corps qui l’arrête ; d’une façon comme de l’autre, il pèse, il gravite vers son lieu naturel.

La question posée se transforme, dès lors, en celle-ci : Quand est-ce qu’une masse d’eau se trouve en son lieu naturel ? Est-elle en son lieu naturel quand elle se trouve au centre du Monde ? Dans ce cas, même quand elle réside au sein de la sphère de l’eau, elle continue de peser vers le centre du Monde. Est-elle en son lieu naturel quand elle réside, à l’intérieur de la couche sphérique qui lui est attribuée ? Dès lors, elle n’y est pas pesante ; si elle est libre, elle ne se meut pas pour en sortir ; si elle est entourée d’autres corps, elle n’exerce sur ces corps aucune pression.

Chacune des deux opinions a eu ses tenants. Nous venons d’entendre Nicolas Bonet formuler la seconde avec une entière netteté ; elle était la conséquence forcée de la théorie du lieu naturel qu’Albert le Grand avait introduite dans l’École.

Aristote professait assurément la première opinion. « Dans la région de l’espace qui lui est réservée, disait-il[1], tout élément, même l’air, est pesant ; le feu seul fait exception — Ἐν τῇ αὑτοῦ γὰρ χώρᾳ βάρος ἔχει πλὴν πυρός, καὶ ὁ ἀήρ. » Le Stagirite, d’ailleurs, se hâtait de citer, à l’appui de son affirmation, une observation fausse : « La preuve en est, ajoutait-il, qu’une outre pèse davantage lorsqu’elle est gonflée que lorsqu’elle est vide. » Aristote n’eût pu légitimement prétendre au titre de précurseur d’Archimède.

Que l’eau demeure pesante même quand elle réside dans sa propre sphère, c’est ce que suppose toute la théorie d’Archimède. L’un des premiers postulats[2] de cette théorie, c’est que

  1. Aristote De Cælo lib. IV, cap. 4 (Aristotelis Opera, éd. Firmin Didot, t. II, p. 429 ; éd. Bekker, vol. I, p. 311, col. b).
  2. ἈΡΧΙΜΉΔΟΥΣ Ὀχουμένων αʹ (Archimedis Opera omnia cum Commentariis Entocii. Iterum edidit J. L. Heiberg. Vol. II, Lipsiae, MDCCCCXIII, p. 318). Sur le sens exact qu’il convient d’attribuer à ce postulat, voir : Pierre Duhem, Archimède a-t-il connu le paradoxe hydrostatique ? (Bibliotheca mathematica, 3te Folge, Bd. I, p. 15.).