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LA COSMOLOGIE DE PLATON


« la matière, dira-t-il, ne se sépare pas de la chose réelle ; le lieu, au contraire, en peut être séparé ; ἡ ὕλη οὐ χωρίζεται τοῦ πράγματος, τὸν δὲ τόπον ἐνδέχεται. » C’est par là, en effet, que le mouvement local est possible ; pour qu’il y ait mouvement local, il faut qu’une même matière quitte un lieu pour acquérir un autre lieu, donc que la matière soit autre chose que le lieu.

Cette étendue dont Platon fait la matière permanente des cléments capables de changement et qu’il nomme[1], pour cette raison, « la nourrice de la génération, ἡ γενέσεως τιθήνη », cette étendue, disons-nous, reçoit les formes diverses qui constituent le feu, l’air, l’eau et la terre ; chacune de ces formes (μορφή) est, en même temps, source de puissance (δύναμις) ; dès lors, la χώρα perd son homogénéité. « Les puissances qui la remplissent ne sont plus partout semblables, elles ne s’équilibrent plus en tout point ; par conséquent, l’étendue elle-même n’est plus en équilibre nulle part ; ébranlée par chacune de ces puissances, elle oscille partout d’une manière irrégulière ; réciproquement, une fois mise en mouvement, elle ébranle à son tour chacune de ces formes. Toutes ces formes agitées en tout sens, elle les meut de telle manière qu’elles soient toujours de mieux en mieux distinguées les unes des autres, comme le sont les objets qui tombent, après avoir été secoués et vannés, sous les cribles ou sous les instruments propres à épurer le froment ; celles qui sont compactes et lourdes sont entraînées dans un sens, celles qui sont fluides et légères sont portées vers un autre lieu ; elle donne ainsi à chacune d’elles sa place. Διὰ δὲ τὸ μήθ' ὁμοίων δυνάμεων μήτε ἰσοῤῥοπων ἐμπίπλασθαι μὲν ὑπ' ἐϰείνων αὐτὴν, ϰινουμένην δ' αὖ πάλιν ἐϰεῖνα σείειν · τὰ δὲ ϰινούμενα τε ϰαὶ ὀργάνων τῶν περὶ τὴν τοῦ σίτου ϰάθαρσιν σειόμενα ϰαὶ ἀνιϰμώμενα τὰ μὲν πυϰνὰ ϰαὶ βαρέα ἄλλῃ, τὰ δὲ μανὰ ϰαὶ ϰοῦφα εἰς ἑτέραν ἵζει φερόμενα ἕδραν. » Par cette opération, semblable à celle qui, à l’aide du van, sépare le blé de la balle, les quatre éléments, mélangés d’abord et confondus en un désordre extrême, se séparent les uns des autres, et chacun d’eux vient occuper, dans le Monde, la région qui lui est propre.

Il est clair qu’en ce passage, Platon ne laisse plus à la χώρα l’indifférence et l’inactivité qui conviendraient seules à l’espace vide ; peu à peu, il est arrivé à assimiler cette χώρα à un fluide qui baigne les figures polyédriques dont les éléments sont formés ; ce fluide lui a paru susceptible de se mouvoir sous l’action de forces

  1. Platon, Timée, 52-53 ; éd. cit., p. 220.