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LA COSMOLOGIE HELLÉNIQUE


la seconde figure comme étant l’élément de l’air, la troisième comme étant l’élément de l’eau, [la figure cubique, enfin, comme étant l’élément de la terre]. Ces solides, il nous les faut concevoir si petits qu’il nous soit impossible de discerner isolément aucun d’eux en chaque espèce d’éléments ; mais lorsque ces solides se trouvent réunis en très grand nombre, nous voyons la masse qu’ils forment par leur ensemble. »

Comment cette opinion peut-elle être reçue sans contradiction ? Contre Leucippe et Démocrite, nous avons entendu Platon affirmer qu’il n’y avait pas de vide, que tout mouvement se produisait dans le plein absolu et prenait, partant, la forme tourbillonnaire ; il s’est expliqué, à cet égard, avec une netteté que Descartes ne surpassera pas.

Croyait-il donc que des icosaèdres, que des octaèdres pussent se juxtaposer les uns aux autres de manière à former, sans laisser entre eux aucun intervalle vide, des masses continues d’air ou d’eau ? Assurément, il était bien trop géomètre pour le penser.

Qu’en faut il conclure ? Que les diverses parties de sa doctrine présentent entre elles d’irréductibles contradictions. Si l’on s’en devait étonner et scandaliser, nous rapprocherions de l’incohérence de Platon l’incohérence de Descartes. Descartes, lui aussi, admet qu’il n’existe pas de vide ; lui aussi, il admet des matières élémentaires dont chacune est formée de petits corps d’une figure déterminée ; s’est-il jamais demandé, cependant, comment les spires rigides de sa matière subtile pouvaient remplir, au point de ne laisser aucun espace vide, les interstices des sphères qui forment la matière grossière ?

Il semble bien que Platon (et c’est encore une des analogies que l’on peut relever entre sa pensée et celle que concevra Descartes) n’ait mis en ces figures dont les éléments sont composés aucun principe réel et permanent autre que l’étendue même quelles occupent. C’est pourquoi Aristote nous dit fort justement[1] que Platon, dans le Timée, identifie l’étendue occupée par un corps, avec le principe qui subsiste en tous les changements de ce corps, avec ce qu’Aristote nomme ὕλη et ses commentateurs latins materia. « Platon donc, dans le Timée, dit que l’étendue et la matière sont une même chose. Διὸ ϰαὶ Πλάτων τὴν ὕλην ϰαὶ τὴν χώραν τὸ αὐτὸ φησιν εἶναι ἐν τῷ Τιμαίῳ. » À une semblable identification entre l’étendue occupée, le lieu, et le principe de permanence qu’est la matière, Aristote s’opposera avec grand sens ;

  1. Aristote, Physique, t. IV, ch. II (IV) (Aristotelis Opera, éd. Didot, t. II, pp. 286-287 ; éd. Bekker, vol. II, p. 309, col. b).