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LA COSMOLOGIE HELLÉNIQUE

Le sens commun suffit, à nous enseigner que si le projectile continue à se mouvoir quelque temps après qu’il a quitté notre main, s’il peut ébranler les obstacles qu’il frappe, il n’en faut pas chercher le principe hors de lui, mais en lui ; le sens commun suffit à nous apprendre qu’en lançant le projectile, nous n’y avons rien infusé de corporel ; le sens commun nous découvre donc cette puissance par laquelle le projectile persiste dans son mouvement et reste apte à le communiquer.

Cette puissance motrice (ϰινητιϰὴ δύναμις), cette énergie cinétique (ἐνέργεια ϰινητιϰὴ) que le moteur a, au début du mouvement, communiquée au projectile, le sens commun la connaît à la façon dont il connaît toutes choses ; il en a une notion vague, purement qualitative, complexe, inanalysée ; le vague et la complexité de cette idée lui permettent de la comparer à d’autres idées également indécises et compliquées, alors qu’une connaissance plus précise et plus détaillée condamnerait ces rapprochements.

Cette puissance motrice, le sens commun la compare à une force, telle que le poids d’un corps, parce qu’il rassemble dans l’idée confuse et sous le nom mal défini de force tout ce qui détermine ou favorise un mouvement. La Mécanique viendra plus tard montrer que cette puissance n’est, en rien, comparable à une force, qu’elle est un concept d’autre nature.

À cette puissance motrice, le sens commun attribue, tout à la fois, de multiples propriétés. Entre ces propriétés, la Mécanique, un jour, fera un triage ; les unes seront conférées à la quantité de mouvement ou à sa composante suivant la direction que suit le mobile ; les autres seront réservées à la force vive ou énergie cinétique.

Pour que la Mécanique soit en état d’introduire, au sein des connaissances troubles et confuses du sens commun, toutes ces clartés et toutes ces distinctions, il faudra attendre que le temps de Leibniz, de Huygens et de Newton soit arrivé, que Galilée, que Descartes, que Beeckman, que Pierre Gassend aient accompli leur œuvre. Jusqu’au xviie siècle, la Dynamique progressera suivant les principes imprécis et inanalysés du sens commun ; elle suivra donc la tradition de Philopon ; mais ce progrès, nous ne le verrons point inaugurer avant le xive siècle ; alors seulement l’Université de Paris commencera de substituer une Dynamique sensée à la Dynamique d’Aristote.