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LA COSMOLOGIE HELLÉNIQUE


différent correspond à une masse (βάρος) différente. La coexistence de ces deux doctrines nous est très clairement indiquée par Philon de Byzance au quatrième livre de son traité de Génie militaire (Βελοποιϊϰῶν λόγος Δ′)[1].

« Que l’on prenne, dit Philon, deux masses semblables par le genre [du corps qui les forme] et par la figure (δύο βάρη ὅμοια τῷ γένει ϰαὶ τῷ σχήματι), mais que l’une des deux soit égale à une mine et l’autre à deux mines ; qu’on laisse, de haut, tomber ces deux masses ; je dis que la masse de deux mines tombera avec beaucoup plus de vitesse (παρὰ πολὺ τάχιον οἰσθήσεται). Le même raisonnement s’applique aux autres masses (βαρῶν), en sorte que toujours, d’une manière analogue, la plus grande tombe plus vite que la plus petite ; soit parce que la plus grande masse (βάρος) selon le dire de certains physiciens, a plus de puissance (μᾶλλον δύναται) pour fendre et diviser l’air ; soit parce qu’à la plus grande masse correspond aussi un plus grand poids-force (τῷ μείζονι βάρει ϰαὶ ῥοπὴ πλείων), et qu’un accroissement plus considérable de la [vitesse de] chute résulte d’un poids plus grand (παρέπεται δὲ πλέιω ῥοπὴν μᾶλλον ἄυξειν τὴν ϰατὰ ϰάθετον φόραν). »

La théorie que Philon résume en ces dernières lignes est bien celle qu’enseignera Jean Philopon ; mais, moins osé que le Grammairien d’Alexandrie, le grand Mécanicien de Byzance ne choisit pas entre cette théorie et celle d’Aristote. Par ailleurs, encore, il se montre moins observateur des phénomènes que Jean le Chrétien ; il annonce que, dans l’air, une masse de deux mines tombera beaucoup plus vite qu’une masse d’une mine ; Philopon a reconnu qu’entre les vitesses de chute de ces deux corps, la différence serait presque insensible.

  1. Victor Prou, La Chirobaliste d’Héron d’Alexandrie, ch. IV (Notices et extraits des manuscrits de la Bibliothèque Nationale et autres bibliothèques, t. XXVI, seconde partie, 1877, p. 98). — À la suite de la citation que nous allons rapporter, V. Prou écrit :

    « Philon appuie sa démonstration sur des exemples qu’il serait trop long d’exposer, mais qui sont contraires aux principes, les mieux établis aujourd’hui, de la Physique. Au fond, Philon sent d’instinct les phénomènes naturels. Mais il confond à chaque instant la vitesse d’un mouvement avec l’effet de la force vive. Dans la comparaison qu’il donne ci-dessus de la chute des corps, j’ai respecté la distinction entre les deux faits, et restitué à chacun son rôle effectif. Chose remarquable, les connaissances de Philon se montrent habituellement exactes, à la condition de rendre aux termes par lesquels il décrit des phénomènes certains une précision qui, trop souvent, semble impossible à sa plume. » La méthode suivie par V. Prou dans sa traduction nous paraît tout à fait fâcheuse. Certaines distinctions auxquelles nous sommes habitués ne sont pas seulement étrangères au langage de Philon ; elles le sont aussi à sa pensée. En les introduisant dans ses raisonnements, on les rapproche des nôtres, au moins en apparence ; mais on les détourne entièrement du sens que l’auteur entendait leur attribuer.