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LA COSMOLOGIE HELLÉNIQUE


l’autre. Une de ces deux sphères est corporelle et matérielle ; elle est formée de tous les corps, constamment mobiles, que contient l’Univers. L’autre est purement idéale ; elle est formée par l’ensemble des positions propres et essentielles de ces mêmes corps.

La théorie de Syrianus prend place entre la théorie de Proclus et celle de Damascius ; l’étendue qui, selon Syrianus, sert de lieu aux corps naturels et qui est, comme le lieu immobile de Damascius, l’ensemble des domaines propres de ces corps, est assurément plus parfaitement exempte de matière que la sphère de feu très pur, de lumière considérée par Proclus ; cependant, cette étendue, ce διάστημα est encore un corps : Syrianus l’affirme d’une manière formelle. Au contraire, la disposition naturelle de l’Univers, à laquelle Damascius rapporte tout lieu et tout mouvement, n’est pas un corps : Simplicius prend soin de citer[1] « notre Damascius » parmi les philosophes qui regardent le lieu comme incorporel (ἀσώματος).

Mais n’allons pas exagérer la portée de cette affirmation. En déclarant que le lieu est incorporel, ni Damascius ni Simplicius n’entendent le priver de toute réalité : ils ne songent aucunement à le regarder seulement comme un concept, comme une simple fiction de notre esprit.

Nous avons déjà cité une comparaison, établie par Simplicius[2] entre la théorie du temps et la théorie du lieu ; cette comparaison est, ici, bien instructive.

Selon le parallèle que développe Simplicius, le lieu naturel ou essentiel (ὁ τόπος οὐσιώδης) correspond au temps primordial et substantiel (ὁ χρόνος πρῶτος, ὁ χρόνος ἐν ὑποστάσει) ; le premier est immobile et le second exempt d’écoulement. Au contraire, la position adventice, la θέσις correspond au temps fluent ; ce temps comme cette position existent au sein des choses changeantes que les sens révèlent à notre âme ; le temps qui s’écoule est la mesure du mouvement par lequel change la position adventice.

Or le temps primitif, le temps substantiel n’est point du tout, au gré de Damascius, une fiction de notre esprit ; bien au contraire, notre esprit n’en saurait acquérir la pleine intuition ; il peut seulement en démontrer l’existence. Ce temps premier et substantiel existe seulement au sein de la Nature, où il demeure éternel et immuable.

Il est clair que Damascius et Simplicius attribuent au lieu essentiel la même sorte d’existence qu’au temps essentiel ; il est clair

  1. Simplicius, loc. cit. ; éd. cit., p. 601.
  2. Simplicius, loc. cit. ; éd. cit., p. 638-639. Vide supra, p. 267.