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LA COSMOLOGIE HELLÉNIQUE


transforme en un certain corps immobile qui compénètre les corps mobiles. Cette inconsciente matérialisation du lieu devient bien visible lorsque Jean Philopon admet que ce qu’il nomme espace peut être borné par une surface identique à celle qui circonscrit l’ensemble des corps ; la pensée du Grammairien vient ici, contre sa volonté, rejoindre exactement celle de Proclus.

Celle-ci, d’ailleurs, cherche à rejoindre la doctrine de Platon.

Le lieu, tel que Proclus le conçoit, est animé et vivant[1]  ; et cependant, bien qu’animé, il demeure immobile ; étant, en effet, privé de matière, il est incapable d’exercer comme de subir aucune action.

La vie qu’il possède, le lieu la reçoit de l’Âme du Monde qui est la source de toute vie.

L’Âme du Monde se meut elle-même, et cela de deux manières ; elle est, en premier lieu, principe d’un mouvement qui demeure au sein de sa propre essence (ϰατ’ οὐσίαν) et, comme telle, nous la disons immobile ; elle est, en second lieu, principe d’un mouvement qui se manifeste dans son activité (ϰατ’ ἐνέργειαν) et, comme telle, nous l’appelons motrice.

C’est à la première des deux vies de l’Âme, à celle qui demeure dans l’essence, que participe le lieu, en sorte qu’il n’éprouve aucun changement et demeure immobile. Le Monde, au contraire, participe à la vie active de l’Âme, à celle par laquelle elle joue le rôle de moteur ; il est donc mobile.

D’ailleurs, le lieu est le premier des êtres auxquels l’Âme communique la vie ; c’est par l’intermédiaire de la vie du lieu qu’elle fait vivre le monde des corps pourvus de matière ; grâce à la vie immobile et immuable qu’il a reçue de l’âme, le lieu communique aux corps matériels le mouvement par lequel chacun d’eux tend à occuper son lieu naturel.

Ainsi donc l’Âme, source de vie (πηγαία ψὑχή), possède une vie incorporelle et exempte de tout changement ; les corps matériels sont doués d’une vie corporelle qu’accompagnent des changements incessants ; entre ces deux vies, se place, à titre d’intermédiaire, la vie du lieu ; elle est corporelle, mais ne connaît pas le changement.

Telles sont, selon Simplicius, les grandes lignes de la doctrine développée par Proclus.

Cette théorie du lieu ne paraît pas, d’ailleurs, être la seule que Proclus ait proposée ; au rapport de Simplicius, il en a également

  1. Simplicius, Ibid., p. 613.