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LES THÉORIES DU TEMPS, DU LIEU ET DU VIDE APRÈS ARISTOTE


d’idée de Périclès, d’idée de Socrate. L’opinion de Plotin est tout autre[1]. Chaque individu a son idée (ἰδέα), son modèle (παράδειγμα), sa raison (λόγος). « Il ne suffit pas de l’homme en général pour fournir le modèle de tels et tels hommes, différents les uns des autres non seulement par la matière, mais par une foule de distinctions qui les spécialisent ; ces hommes individuels, en effet, ne se comportent pas à l’égard des modèles comme plusieurs portraits de Socrate à l’égard de la figure unique qu’ils reproduisent ; il faut que leur constitution différente provienne de raisons différentes. »

Ainsi donc, autant d’individus distincts se trouvent réalisés dans le Monde, autant, en toute âme rationnelle, il existe de raisons de ces individus « Ἐπεὶ ϰαὶ λέγομεν, ὅπους ὁ Κόσμος ἔχει λόγους, ϰαὶ ἑϰάστην ψυχὴν ἔχειν. » Cela n’est pas vrai seulement des hommes, mais de tous les êtres vivants ; chacun d’eux, en chacune des âmes, a son modèle.

« Mais alors, la multitude des raisons serait infinie, si elle ne revenait suivant, certaines périodes ; c’est ainsi que l’infinitude en sera bornée, lorsque les mêmes choses se reproduiront — Ἄπειρον οὖν τὸ τῶν λόγων ἔσται, εἰ μὴ ἀναϰάμπτει πειριόδοις. Καὶ οὕτως ἡ ἀπειρία ἔσται πεπερασμένη, ὅταν ταὐτὰ ἀποδιδῶται… Toute période comprend [la réalisation de] toutes les raisons ; puis les mêmes choses reviennent de nouveau, selon les mêmes raisons — Ἡ δὲ πᾶσα περίοδος πάντας ἔχει τοὺς λόγους · αὖθις δὲ τὰ αὐτὰ πάλιν, ϰατὰ τοὺς αὐτοὺς λόγους. »

En revanche[2], pendant une même période cosmique, chaque raison ne se réalise qu’une seule fois dans un individu, en sorte que, durant cette unique période, on ne saurait trouver deux individus absolument identiques. « N’est-il pas vrai de dire : Pendant une seconde période, tout est absolument de même que durant la première ; dans une même période, au contraire, rien ne se reproduit tout à fait de la même façon ? — Ἆρ ' οὖν, ὅτι τὸ ταὐτὸν πάντῃ ἐν τῇ ἑτέρᾳ περιόδῳ, ἐν ταύτῃ δὲ οὐδὲν πάντῃ ταὐτόν ; » On ne saurait affirmer plus nettement la périodicité de l’Univers.

Cette périodicité exige que, par une métempsychose éternelle, une même âme se réincarne une infinité de fois. Plotin, assurément, souscrivait à cette conséquence. Selon Saint Augustin[3], Porphyre est le premier des Néo-platoniciens qui ne l’ait pas pleine-

  1. Plotini Enneadis Vœ, lib. VII, cap. I (Plotini Enneades, éd. Firmin Didot, p. 346).
  2. Plotini Enneadis Vœ, lib. VII, cap. II ; éd. cit., p. 347.
  3. D. Aurelii Augustini De civitate Dei lib. XII, cap. XX.