Page:Duhem - Le Système du Monde, tome I.djvu/275

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
267
LES THÉORIES DU TEMPS, DU LIEU ET DU VIDE APRÈS ARISTOTE


a donnés à cette partie de la doctrine de son maître : nous nous bornerons à rapporter une comparaison qu’il indique[1] entre la théorie du temps et celle du lieu. Damascius et Simplicius ont distingué deux sortes de lieux : le lieu naturel ou essentiel (ὁ τόπος οὐσιώδης) qui est, pour chaque corps, invariable et immobile, et la position adventice, la θέσις qui varie incessamment lorsque le corps se meut ; le lieu de seconde espèce, la θέσις, est celui que le mouvement nous manifeste immédiatement ; seul, le raisonnement nous permet de découvrir et de déterminer le lieu essentiel. De même, ils distinguent deux sortes de temps ; l’un mesure le mouvement essentiel de l’Âme (ἡ οὐσιώδης ϰίνησις) ; l’autre mesure l’activité extérieure de cette même Âme ; le premier est doué de l’existence permanente, tandis que le dernier ne subsiste qu’en un perpétuel écoulement ; or, c’est ce dernier temps qui nous est immédiatement connu par tous les mouvements, par tous les changements ; le premier, indirectement accessible au raisonnement, est beaucoup plus difficile à connaître ; Aristote l’a ignoré.

Nous avons vu de quelle manière le temps subsistait au sein de l’Âme universelle : soustraite à tout changement, douée d’une existence permanente et non d’un perpétuel devenir, l’Âme ne peut contenir le temps, sinon sous forme d’une raison qui, elle aussi, existe à la fois tout entière, et qui réunit, en sa permanente unité, la totalité du temps, le passé, le présent et l’avenir ; dans l’Âme universelle, le temps qui s’écoule perpétuellement n’a pas de place.

Intermédiaire entre les êtres qui sont d’une manière permanente et les êtres dont l’existence consiste en un perpétuel devenir, notre intelligence n’est apte à saisir d’une manière adéquate ni l’ævum qui existe tout entier à la fois au sein de l’Âme du Monde et de la Nature universelle, ni le temps qui s’écoule continuellement dans le domaine des choses perpétuellement changeantes ; elle saisit le temps sous une forme qui tient à la fois de ces deux-là et qui porte la marque de sa nature mixte.

Dans le temps qui s’écoule sans cesse, elle découpe des parties d’une certaine durée ; puis elle réunit en une notion unique tout ce que contient chacune de ces parties ; la notion ainsi formée par la condensation d’une certaine durée de temps coulant ne porte plus trace du flux de ce temps ; elle se présente comme une chose douée d’existence permanente. Ainsi, au temps qui s’écoule

  1. Simplicius, Op. laud., lib. IV, corollarium de loco, éd. cit., p. 638-639.