Page:Duhem - Le Système du Monde, tome I.djvu/217

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
209
LA PHYSIQUE D’ARISTOTE


pas empêché, il se meut jusqu’à ce qu’il occupe ce lieu d’une manière actuelle ; la privation dont il était affecté prend alors fin, et le mouvement cesse.

Ce corps, étant en puissance de quelque chose, peut, à l’égard de ce quelque chose, être considéré comme une matière ; ce dont il est en puissance, ce dont il est privé peut, à l’égard de ce corps, être regardé comme une forme ; voilà pourquoi on peut dire que lorsqu’il est porté vers son lieu naturel, il est porté vers sa forme.

Cette manière de parler n’a d’ailleurs rien qui puisse nous surprendre. Aristote enseigne formellement[1] que la matière, c’est le sujet qui demeure immuable en un changement quelconque, et il n’a garde d’exclure le changement de lieu : « Οἶον ϰατὰ τόπον τὸ νῦν μὲν ἐνθαῦτα, πάλιν δ’ ἄλλοθι ». Autant donc il y a de changements différents dont un même être est capable, autant il y a de formes différentes dont il est en puissance, autant l’abstraction pourra discerner en lui de matières distinctes : « Il est manifeste d’après cela[2] que chaque mise en acte différente est aussi la raison d’être d’une matière différente — Ἡ ἐνέργεια ἀλλη ἀλλης ὕλης ϰαὶ ὁ λόγος ». En un même corps, on pourra distinguer la capacité à telle mixtion, qui sera une matière, la capacité à telle altération, qui sera une seconde matière, la capacité à telle dilatation, qui sera une troisième matière. La capacité à occuper tel lieu naturel, situé au centre du Monde ou contigu à l’orbe lunaire, constituera, dès lors, une matière particulière ; cette matière-là sera le mobile grave ou léger ; le lieu naturel sera l’acte dont cette matière est en puissance et dont elle est privée.

Tel est, croyons-nous, le sens précis qu’il convient d’attribuer au passage où Aristote définit la nature de la pesanteur et de la légèreté.

Nous avons parlé jusqu’ici du corps grave comme d’un corps qui est simplement en puissance d’occuper le centre du Monde, du corps léger comme d’un corps qui est simplement en puissance du lieu contigu à l’orbe de la Lune ; ces corps-là, Aristote les nomme l’un simplement ou absolument grave, l’autre simplement ou absolument léger (ἁπλῶς βαρύ, ἁπλῶς ϰοῦφον)[3] La terre élémentaire est simplement grave, le feu élémentaire est simplement léger.

  1. Aristote, Métaphysique, livre VII, ch. I [XIX] (Aristotelis Opera, éd. Didot, t. II, p. 558 ; éd. Bekker, vol. II, p. 1042, col. a).
  2. Aristote, Métaphysique, livre VII, ch. II [XIX] (Aristotelis Opera, éd. Didot, t. II, p. 559 ; éd. Bekker, vol. II, p. 1043, col. a).
  3. Aristote, De Cœlo, livre IV, ch. IV [XIX] (Aristotelis Opera, éd. Didot, t. II, p. 428-429 ; éd. Bekker, vol. I, p. 311, col. a).