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LA COSMOLOGIE HELLÉNIQUE


mettaient au nombre des axiomes cette proposition : le lieu est immobile ; et il partage leur sentiment.

L’eau du fleuve n’est donc pas le lieu du vaisseau qui est à l’ancre dans ce fleuve ou qui y navigue, car cette eau n’est pas immobile. « C’est le fleuve tout entier qu’il conviendra d’appeler lieu de ce navire, car le fleuve tout entier est immobile. »

Ce qu’Aristote entend ici par fleuve tout entier, ce sont les rives et le lit du fleuve ; c’est ainsi qu’Alexandre d’Aphrodisias interprète la pensée du Stagirite, et Simplicius, qui nous rapporte[1] le sentiment d’Alexandre, souscrit à ce sentiment dont la justesse ne fait pas de doute.

Le lieu d’un corps n’est donc plus, en toutes circonstances, la partie, immédiatement contiguë à ce corps, de la matière qui l’environne ; si cette matière est en mouvement, il nous faut chercher plus loin le lieu du corps ; il faut nous écarter de ce corps jusqu’à ce que nous parvenions à quelque chose d’immobile qui l’environne de toutes parts, lui et les corps mobiles dont il est entouré ; et les toutes premières parties de cette enceinte immobile formeront le lieu du corps que nous considérons, aussi bien que de tous les corps contenus en cette enceinte : « Τὸ ποῦ περιέχοντος πέρας ἀϰίνητον, τοῦτ’ ἔστιν ὁ τόπος ». C’est ainsi que les rives et le lit du fleuve sont le lieu à la fois de l’eau qui coule sur ce lit et entre ces rives, et du navire qui flotte sur cette eau.

C’est bien un changement de définition qu’Aristote vient de faire subir au mot lieu ; la définition nouvelle qu’il en donne s’écarte, bien plus que la première, du sens qu’a ce mot dans le langage courant : sous une forme un peu enveloppée peut-être, mais qui transparaît néanmoins, le Philosophe enseigne maintenant que le lieu, c’est le terme fixe qui permet de juger du repos d’un corps ou de son mouvement ; il veut, en outre, que ce lieu entoure de toutes parts le corps qui s’y trouve logé.

La suite du discours d’Aristote confirme, d’ailleurs, l’interprétation que nous donnons à ses paroles.

Parmi les corps qui nous entourent et que les quatre éléments forment par leurs divers mélanges, il n’en est point qui ne se meuve ou qui ne puisse se mouvoir ; où donc trouverons-nous le vase immobile qui est le lieu de ces corps ? Cette paroi fixe, elle est formée de deux surfaces ; l’une, bornant vers le bas l’ensemble des éléments mobiles, c’est le centre du Monde ; l’autre, bor-

  1. Simplicii In Aristotelis Physicorum libros commentaria livre IV, ch. IV ; éd. cit., p. 584.