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LA PHYSIQUE D’ARISTOTE

Au Pirée, Aristote observe un groupe de hâleurs ; le corps penché en avant, ils pèsent de toute leur force sur un câble amarré à la proue d’un bateau ; lentement, la galère approche du rivage avec une vitesse qui semble constante : d’autres hâleurs surviennent et, à la suite des premiers, s’attellent au câble ; le vaisseau fend maintenant l’eau plus vite qu’il ne la fendait tout à l’heure ; mais tout à coup, il s’arrête ; sa quille a touché le sable ; les hommes qui étaient assez nombreux et assez forts pour vaincre la résistance de l’eau ne peuvent surmonter le frottement de la coque sur le sable ; pour tirer le bateau sur la grève, il leur faudra un nouveau renfort. Ne sont-ce pas là les observations qu’Aristote s’est efforcé de traduire en langage mathématique ?

Pour que les physiciens en viennent à rejeter la Dynamique d’Aristote et à construire la Dynamique moderne, il leur faudra comprendre que les faits dont ils sont chaque jour les témoins ne sont aucunement les faits simples, élémentaires, auxquels les lois fondamentales de la Dynamique se doivent immédiatement appliquer ; que la marche du navire tiré par les hâleurs, que le roulement, sur une route, de la voiture attelée, doivent être regardés comme des mouvements d’une extrême complexité ; qu’un rôle de grande importance y est joué par des résistances dont les phénomènes vraiment simples doivent être entièrement exempts ; en un mot, que pour formuler les principes de la science du mouvement, on doit, par abstraction, considérer un mobile qui, sous l’action d’une force unique, se meut dans le vide. Or, de sa Dynamique, Aristote va justement conclure qu’un tel mouvement est inconcevable.

La chute d’un corps pesant dans un milieu tel que l’air ou l’eau représente, pour Aristote, le mouvement le plus simple que le mécanicien puisse considérer ; la puissance est, ici, représentée par la gravité du mobile ; la résistance provient du fluide que ce mobile traverse.

« Nous avons vu, dit-il[1], que la vitesse avec laquelle se meut un même poids ou un même corps pouvait croître par deux causes ; elle peut croître par suite du changement du milieu au sein duquel se fait le mouvement, ce milieu pouvant être l’eau. la terre ou l’air ; elle peut croître aussi, toutes choses égales d’ailleurs, par suite d’un changement du mobile, tel qu’un accroissement de gravité ou de légèreté. — Ὁρῶμεν γὰρ τὸ αὐτὸ βάρος ϰαὶ σῶμα θᾶττον φερόμενον διὰ δύο αἰτίας, ἢ τῷ διαφέρειν τὸ δι’ οὖ, οἶον

  1. Aristote, Physique, livre IV, ch. VIII (Aristotelis Opera, éd. Didot, t. II, p. 295 ; éd. Bekker, vol. I, p. 215, col. a).