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LA PHYSIQUE D’ARISTOTE


d’une manière plus universelle. Ces objections, Aristote en fera lui-même la remarque, sont toutes semblables à celles qu’il a produites contre la χώρα platonicienne ; il les formule en ces termes[1].

« S’il existe un lieu privé de corps qui soit le vide, où se portera un corps placé dans ce vide ? Car il ne peut pas se porter à la fois de tous les côtés. La même raison combat contre ceux qui regardent le lieu comme une chose distincte des corps (ϰεχωρισμένον), dans quoi se fait le mouvement local. Mais comment le corps que l’on y place pourrait-il se mouvoir ou demeurer immobile ? Le raisonnement tiré des mouvements vers le haut et vers le bas s’appliquera aussi très justement au vide ; ceux, en effet, qui affirment l’existence du vide en font le lieu… Si l’on y réfléchit, on voit que ceux qui croient l’existence du vide nécessaire au mouvement rencontreraient plutôt la conclusion contraire, à savoir que rien ne pourrait se mouvoir si le vide existait : certains prétendent que la Terre demeure immobile par raison de symétrie[2] ; de même, dans le vide, il serait nécessaire que tout corps demeurât en repos ; il n’y a rien, en effet, où il puisse se mouvoir plus ou moins, car le vide, en tant qu’il est vide, ne présente aucune différence — Οὕτως ϰαὶ ἐν τῷ ϰενῷ ἀνάγϰη ἠρεμεῖν· οὐ γὰρ ἔστιν οὖ μᾶλλον ἢ ἦττον ϰινηθήσεται· ἦ γὰρ ϰενόν, οὐϰ ἔχει διαφοράν ».

Le mouvement local, donc, n’est possible qu’en un lieu où la diversité des repères permet de juger qu’un corps se meut plus ou moins dans telle direction on dans telle autre ; l’homogénéité parfaite du vide ou de la χώρα leur interdit d’offrir de semblables repères ; dès lors, ni le vide des Atomistes ni la χώρα de Platon ne peuvent jouer le rôle de lieu ; le lieu doit être défini de telle sorte qu’il fournisse les repères fixes par rapport auxquels on pourra juger du mouvement local ; telle est la pensée essentielle qui guidera Aristote dans la recherche de la définition du lieu.

  1. Aristote, Physique, livre IV, ch. VIII [XI] (Aristotelis Opera, éd. Didot, t. II, p. 294 ; éd. Bekker, vol. I, p. 214, col. b).
  2. Voir, au sujet de cet argument : Platon, Phédon. LVIII (Platonis Opera, éd Didot, t. I, p. 85) ; L ji. s ») ; Platon, Timée, 62-63 ((Platonis Opera, éd Didot, t. II, p. 227), — Aristotelis De Cœlo lib. II, cap. XIII (Aristotelis Opera, éd. Didot, t. II, p. 406 ; éd. Bekker, vol. I, p. 295, col. b, et p. 296, col. a). — Voir aussi pp. 88-89.