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LA COSMOLOGIE HELLÉNIQUE


reconnaît Platon lorsqu’il compare l’action de la χώρα sur les éléments à celle d’un crible qui sépare les corps lourds des corps légers. Or, comment attribuer une puissance de ce genre à l’espace géométrique ? Dans cet espace, les six directions que nous nommons en haut, en bas, en avant, en arrière, à droite, à gauche, n’ont aucune existence réelle ; elles ne sont déterminées que par la position que nous prenons nous-même au sein de cet espace ; retournons-nous : ce qui était le haut ou la droite va devenir le bas ou la gauche et inversement. La χώρα de Platon est semblable aux figures dont raisonne le mathématicien. Mais « les figures mathématiques, montrent ceci avec évidence : elles ne se trouvent pas en un lieu. Toutefois, selon les positions qu’elles occupent par rapport à nous, elles ont une droite et une gauche ; mais c’est par la pensée seulement que ces figures occupent [par rapport à nous] telle position : par nature, elles n’ont aucune de ces choses » : position, droite, gauche, haut, bas, etc. : « Δηλοῖ δὲ ϰαὶ τὰ μαθηματιϰά· οὐϰ ὄντα γὰρ ἐν τόπῳ, ὅμως ϰατὰ τὴν θέσιν τὴν πρὸς ἡμᾶς ἔχει δεξιὰ ϰαὶ ἀριστερά, ὥστε μόνον αὐτῶν νοεῖσθαι τὴν θέσιν, ἀλλὰ μὴ ἔχειν φύσιν τούτων ἕϰαστον ».

Dans ce passage, Aristote met nettement eu évidence l’illusion dont Platon a été victime ; en concevant la χώρα, il lui a attribué, sans y songer, une certaine orientation par rapport à lui-même ; il a pu, alors, y distinguer la direction vers le haut de la direction vers le bas, admettre que certains corps suivaient la première direction et certains autres la seconde ; or la χώρα, par sa seule nature, et si l’on suppose Platon anéanti, ne comporte pas cette distinction de directions. L’erreur de Platon est semblable à celle d’un géomètre qui croirait qu’un cube a un côté droit et un côté gauche, et cela de lui-même, indépendamment de la position que ce géomètre lui attribue par la pensée.

Or c’est un fait qu’il y a, indépendamment de nous, une direction du mouvement des corps lourds et une direction du mouvement des corps légers ; il faut donc que le lieu soit autre chose que la χώρα, essentiellement indifférente à toutes les directions ; il faut que ce soit une chose de telle nature que les expressions lieu haut, lieu bas, aient un sens bien déterminé.

Une conclusion semblable se dégage de l’argumentation qu’Aristote élève à l’encontre du vide des atomistes. Plusieurs des objections par lesquelles il entend prouver que, dans le vide, le mouvement local serait impossible sont tirées des principes propres à la Dynamique qu’il professait ; nous les examinerons tout à l’heure ; nous nous arrêterons, tout d’abord, à des objections valables