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LA COSMOLOGIE HELLÉNIQUE


ce mouvement ou décrite pendant ce temps : car nous mesurons[1] la longueur par le mouvement et le mouvement par la longueur — Καὶ μετροῦμεν ϰαὶ τὸ μέγεθος τῇ ϰινήσει, ϰαὶ τὴν ϰίνησιν τῷ μεγέθει. » Ainsi « le mouvement[2] est lié à la longueur et le temps au mouvement. — Ἀϰολουθεῖ γὰρ τῷ μὲν μεγέθει ἡ ϰίνησις, τῇ δὲ ϰινήσει ὁ χρόνος. »

Aristote nous a montré comment la notion de temps se formait nécessairement en notre esprit lorsque nous considérions les états successifs qui se produisent, au cours d’un mouvement. Mais le temps n’est-il qu’une idée conçue par notre esprit ou bien a-t-il une réalité indépendante de cet esprit ? Pour parler comme les philosophes de notre époque, le temps est-il purement subjectif ou bien existe-t-il un temps objectif ? Cette question, le Stagirite la pose en ces termes[3] : « On pourrait se demander si le temps existerait ou non, au cas où l’âme n’existerait pas ; en effet, s’il ne peut exister aucun être capable de compter, il ne peut rien exister qui soit susceptible d’être compté ; il est donc manifeste qu’il ne peut pas même y avoir de nombre, car le nombre, c’est ce qui est compté ou ce qui peut être compté : dès lors, si l’âme et, dans l’âme, la raison est le seul être doué d’une nature qui lui permette de compter, il serait impossible que le temps existât si l’âme n’existait pas. »

À ce doute, Aristote répond ;

« Si le mouvement peut être indépendamment de l’âme, le temps aura une existence de cette même sorte ; le passé et le futur, en effet, existent dans le mouvement ; or, en tant qu’ils sont susceptibles d’être comptés, ils constituent le temps. »

Cette réponse suppose que l’objection était sans fondement, qu’une réalité peut demeurer susceptible d’être comptée alors même qu’il n’existerait aucune intelligence capable de la compter. Et c’est effectivement ce qu’admet Aristote[4]. Dans une multitude d’êtres réellement existants, réside un caractère, indépendant de toute intelligence capable de compter, et que les philosophes modernes nommeraient le nombre objectif ; le Stagirite le nomme nombre nombrable, ἀριθμὸς ἀριθμούμενος, numerus numerabilis. Lorsque l’intelligence compte cette multitude, il se forme en elle une idée que nous nommerions le nombre subjectif et que les Physiques appellent nombre compté, ἀριθμὸς ἀριθμητός numerus nume-

  1. Aristote, Ibid., éd. Didot, p. 303 ; éd. Bekker, p. 220, col. b.
  2. Aristote, Ibid., éd. Didot, p. 302 ; éd. Bekker, p. 220, col. b.
  3. Aristote, Physique, livre IV, ch. XIV [XX] (Aristotelis Opera, éd. Didot, t. II, p. 306 ; éd. Bekker, vol. I, p. 223, col. a).
  4. Aristote, Physique, livre IV, ch. XII [XVI] (Aristotelis Opera, éd. Didot, t. II, p. 301 ; éd. Bekker, vol. I, p. 220, col. b).