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LA PHYSIQUE D’ARISTOTE


ces grandeurs soit finie et qu’elle soit réalisée à l’aide d’un corps distinct de ceux où se trouvent réalisées les grandeurs qui ont été prises auparavant ; admettons que cette opération puisse se répéter sans fin et que, par cette addition indéfiniment continuée, nous arrivions à surpasser n’importe quelle grandeur aussignée d’avance ; nous aurions ailaire à un infiniment grand en puissance.

Mais cet infini en puissance n’existe pas plus que l’infini en acte[1], et il n’existe pas précisément parce que l’infini en acte ne peut pas être. « S’il advient qu’une chose soit de telle grandeur en puissance, il faut qu’il lui arrive d’atteindre la même grandeur d’une manière actuelle. Ὅσον γὰρ ἐνδέχεται δυνάμει εἶναι, ϰαὶ ἐνεργείᾳ ἐνδέχεται τοσοῦτον εἶναι. »

Puisque le Monde est fini, il est des grandeurs, savoir les dimensions mêmes du Monde, qu’aucune grandeur concrète ne saurait surpasser. On ne peut pas, par une opération réelle, former une grandeur qui dépasse n’importe quelle grandeur de meme espèce donnée d’avance, « car il faudrait que quelque chose pût être plus grand que le Ciel, ἔιη γὰρ οὖν τι τοῦ Οὔρανου μεῖζον.

Lors donc qu’on marche, par voie de division, dans le sens des grandeurs décroissantes, on peut, sans être arrêté par aucune impossibilité, parvenir à une grandeur plus petite que n’importe quelle limite assignée d’avance ; lorsqu’au contraire on progresse, par voie d’addition, dans le sens des grandeurs croissantes, on atteint forcément une limite que l’on ne saurait, franchir.

Ce que nous venons de constater dans le domaine des grandeurs ou quantités continues, nous le constatons, mais en ordre inverse, dans le domaine des nombres ou quantités discontinues[2]. Par le nom de nombre, Aristote désigne, d’ailleurs, exclusivement le nombre entier.

Si l’on suit l’ordre des nombres décroissants, on aboutit à un terme, plus petit que tous les autres, que l’on ne peut franchir, car aucun nombre n’est plus petit que l’unité.

Si l’on progresse, au contraire, dans la série des nombres croissants, on peut marcher indéfiniment ; on parviendra toujours à des nombres qui surpassent n’importe quelle multitude donnée. À l’inverse de la grandeur, le nombre est infiniment grand en puissance.

D’ailleurs, le nombre infini en acte n’existe pas plus que la

  1. Aristote, Physique, livre III, ch. VII (Aristotelis Opera, éd. Didot, t. II, p. 283 ; éd. Bekker, vol. I, p. 207, col. b).
  2. Aristote, Physique, livre III, ch. VI et ch. VII.