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LA PHYSIQUE D’ARISTOTE


manière actuelle en aucun volume déterminé ; mais elle est également en puissance d’occuper tout volume, grand ou petit. « Voilà pourquoi[1] on peut étendre d’une petite quantité ou d’une grande quantité le volume sensible d’un corps, sans acquisition d’aucune portion de matière, car la matière est également en puissance de ces deux accroissements. »

La matière première n’est ni chaude ni froide, ni blanche ni noire ; mais elle est en puissance de recevoir tous les degrés de chaleur ou de froid, toutes les couleurs, toutes les qualités en leurs diverses intensités. En puissance de recevoir toutes les déterminations substantielles, quantitatives et qualitatives, elle n’en a reçu aucune d’une manière actuelle ; elle est purement et absolument indéterminée.

Il en résulte que la matière première ne saurait exister isolément et d’une manière actuelle, puisqu’elle est, par définition même, la puissance pure, dans laquelle rien n’est en acte. Isolément, elle ne peut exister qu’en la raison, à titre de notion abstraite. Dans tout ce qui existe d’une manière actuelle, la matière première se trouve déterminée par certaines formes particulières. « Il vaudra donc mieux, dit Aristote[2], attribuer à tous les êtres sensibles une matière qui sera une chose incapable d’existence séparée, qui sera la même en tous et sera numériquement une… : cette matière ne saurait, en aucun cas, exister exempte de toute passion et de toute forme. — Βέλτιον τοίνυν ποιεῖν πᾶσιν ἀχώριστον τὴν ὕλην ὡς οὖσαν τὴν αὐτὴν ϰαὶ μίαν τῷ ἀριθμῷ… ἣν οὐδέποτ' ἄνευ πάθους οἶόντε εἶναι οὐδ' ἄνευ μορφῆς. »

L’analyse des changements qui se produisent dans la nature sensible nous a déjà fait distinguer par abstraction, en toute substance soumise à la perception, deux principes distincts, la matière qui est le sujet permanent du changement, et la forme qui en est l’élément variable. Cette analyse va nous amener à reconnaître la nécessité d’un troisième principe.

Imaginons un corps noir ; que faut-il pour que ce corps puisse éprouver un changement qui le rendra blanc ?

Il faut d’abord qu’il y ait, dans ce corps, mie certaine forme ; en l’espèce, la couleur noire, qui sera détruite et sera remplacée par une autre forme, la couleur blanche.

Il faut, en second lieu, un sujet qui persiste tandis que la cou-

  1. Aristote, Physique, livre IV, ch. IX [XIII] (Aristotelis Opera, éd. Didot, t. II, p. 298 ; éd. Bekker, vol. I, p. 217, col. a).
  2. Aristote, De generatione et corruptione, livre I, ch. V (Aristotelis Opera, éd. Didot, t. II, p. 441 ; éd. Bekker, vol. I, p. 320, col. b).