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LA COSMOLOGIE HELLÉNIQUE


en l’air, la puissance de devenir eau, en l’eau, la puissance de redevenir air, c’est essentiellement et proprement la matière.

Nous sommes donc amenés ainsi à concevoir une matière qui, mieux que les matières particulières des différents corps, mérite ce nom ; elle est le sujet permanent non seulement des dilatations et des contractions, des changements divers qui peuvent affecter les diverses qualités des corps, mais encore des transmutations substantielles par lesquelles un corps périt tandis qu’un autre corps est engendré. « La matière, dit Aristote[1], c’est surtout, et d’une manière principale, le sujet capable de génération et de corruption ; mais, c’est aussi, à un certain point de vue, le sujet de tous les autres changements. »

Cette matière-là n’est plus différente d’un corps à l’autre ; elle est la même en tous les corps. « Il y a, dit encore Aristote[2], une matière unique, qui est matière, par exemple, de la couleur, matière du chaud comme du froid ; elle est aussi la matière qui demeure la même en un corps qui devient grand ou petit. L’existence de cette matière unique est manifeste ; en effet, lorsque l’eau se transforme en air, cet air est engendré de la matière même [de l’eau] sans addition de quoi que ce soit d’autre ; seulement ce qui n’était qu’en puissance se trouve engendré à l’existence actuelle ; de la même manière, l’eau peut être engendrée à partir de l’air, en sorte qu’un corps de grand volume peut être engendré par un corps de faible volume et qu’inversement, un corps de faible volume peut être formé par un corps de grand volume. De même, lorsque l’air contenu en un petit espace s’étend en un grand espace, ou bien lorsque, d’un grand espace, il est condensé en un petit espace, l’une et l’autre de ces deux modifications se produisent en la matière qui est en puissance [d’occuper ces divers volumes]. »

Cette matière qui est la même en tous les corps, Aristote la nomme la matière première.

La matière première n’est actuellement ni feu ni air ni eau ni terre ni aucun corps sensible ; mais, en puissance, elle est tous ces corps, car toutes les matières particulières peuvent être et sont engendrées à partir de ce premier principe : « Ἡ αὐτὴ ὕλη ὡς ἀρχὴ τοῖς γιγνομένοις[3]. »

Une portion déterminée de matière première n’est enclose d’une

  1. Aristote, De generatione et corruptione, lib. I, ch. IV (Aristotelis Opera, éd. Didot, t. II, p. 440 ; éd. Bekker, vol. I, p. 320, col. a).
  2. Aristote, Physique, livre IV, ch. IX [XIII] (Aristotelis Opera, éd. Didot, t. II, p. 298 ; éd. Bekker, vol. I, p. 216, col. a).
  3. Aristote, Métaphysique, livre VII, ch. IV (Aristotelis Opera, éd. Didot, t. II, p. 561 ; éd. Bekker, vol. II, p. 1044, col. a).