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LA PHYSIQUE D’ARISTOTE


ticulier. Cette matière-là, Aristote la nomme[1] la matière locale (ὕλη τοπική). Cette matière-là est la seule qui se puisse rencontrer au sein des êtres qui sont soustraits à la génération, à l’altération, à la destruction, comme les astres et les orbes célestes[2].

Mais la matière ne peut exister en un être immuable et incapable même d’un changement de lieu ; un tel être ne peut pas être autre qu’il n’est, ni autrement qu’il n’est, ni ailleurs ; rien en lui n’est en puissance ; rien donc n’est matière. On ne peut, en lui, rien concevoir d’autre que ce qu’il est actuellement ; il est donc tout acte et forme pure. Tel est le Dieu d’Aristote[3].

Revenons à la matière.

Prenons une certaine quantité d’air. Cet air peut se répandre en un plus grand volume ou se resserrer en un plus petit volume que celui où il est actuellement contenu ; il peut s’échauffer ou se refroidir ; cette puissance d’occuper un autre volume que son volume actuel, d’être plus ou moins chaud constitue la matière de ce feu.

La matière d’une certaine quantité d’eau se conçoit de la même manière ; elle est le pouvoir qui réside en cette eau de se condenser ou de se dilater, de se refroidir ou de s’échauffer.

Jusqu’ici l’abstraction nous conduit à concevoir la matière du feu et la matière de l’eau comme deux matières distinctes ; elle nous montre, en effet, dans le feu, le pouvoir d’être du feu affecté d’une autre densité, porté à un autre degré de chaleur, mais non pas le pouvoir de n’être plus du feu ; dans l’eau, elle nous apprend qu’il réside une puissance d’être plus ou moins volumineuse, plus ou moins chaude, mais non pas la puissance de n’être plus de l’eau. À considérer donc les choses de ce point de vue, il y a, en des corps différents, des matières différentes[4].

Il n’en est plus de même si, avec Aristote, nous considérons les diverses substances et, en particulier, les divers éléments, comme susceptibles de se transmuer les uns en les autres.

Si l’air, par exemple, se peut transmuer en eau, il faudra qu’à cette transmutation où l’air est détruit, où l’eau est engendrée, on puisse attribuer un sujet permanent ; ce sujet permanent qui est,

  1. Aristote, Métaphysique, livre VII, ch. I (Aristotelis Opera, éd. Didot, t. II, p. 558 ; éd. Bekker, vol. II, p. 1042, col. b).
  2. Aristote, loc. cit. — Cf. Aristote, Métaphysique, livre VII, ch. IV (Aristotelis Opera, éd. Didot, t. II, p. 562 ; éd. Bekker, vol. II, p. 1044, col. b).
  3. Aristote, Métaphysique, livre XI, ch. VII (Aristotelis Opera, éd. Didot, t. II, p. 605 ; éd. Bekker, vol. II, p. 1072, col. b).
  4. Aristote, Métaphysique, livre VII, ch. IV (Aristotelis Opera, éd. Didot, t. II, p. 561 ; éd. Bekker, vol. II, p. 1044, col. a).