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LA COSMOLOGIE HELLÉNIQUE


un objet noir est noir, ce par quoi une chose est telle chose, τόδε τι[1]. Elle est le principe par lequel la substance est en son état actuel et point en un autre état ; elle est la substance considérée comme étant en acte, ὡς ἐνέργεια οὐσία[2].

Mais les choses que nous étudions sont sujettes au changement. L’objet dont nous parlons peut être tantôt noir et tantôt blanc : c’est-à-dire que lorsqu’il a le blanc pour teinte actuelle, il lui est possible de devenir noir ; lorsqu’il est actuellement noir, il lui est possible de devenir blanc. En même temps, donc, que nous concevons ce qu’il est actuellement et, partant, sa forme, nous devons concevoir ce qu’il est en puissance ; et cette puissance d’être autre chose, c’est précisément ce qui demeure en la substance alors qu’elle est actuellement telle chose ; c’est par cette puissance que la substance est matière. « Je la nomme matière, dit Aristote[3] en tant qu’en acte elle n’est pas telle chose, mais qu’en puissance elle est cette chose. Ὕλην δὲ λέγω ἣ μὴ τόδε τι οὖσα ἐνεργείᾳ δυνάμει ἐστὶ τόδε τι. »

La matière s’oppose donc à la forme comme la puissance (δύναμις) s’oppose à l’acte (ἐνέργεια). Cette opposition est le caractère essentiel de la Physique d’Aristote.

Nous avons vu qu’en toute substance susceptible de génération, de changement et de destruction, il y a une matière ; une telle substance, en effet, a puissance d’être ce qu’elle n’est pas en acte ; tandis qu’elle est actuellement telle substance, elle est en puissance de devenir, par corruption, telle autre substance ; tandis qu’elle est actuellement en tel état, elle est en puissance de recevoir tel autre état.

Y a-t-il une matière en des êtres incapables de génération, d’altération et de corruption, comme le seront, au gré d’Aristote, les corps célestes ? Assurément, si ces substances sont susceptibles de changer de lieu. En effet, tandis qu’un tel être est actuellement en tel lieu, il est en puissance de se trouver en d’autres lieux. Cette puissance de se trouver en un lieu autre que son lieu actuel, alors même qu’elle existe en dehors de toute puissance à recevoir un autre état ou à se transformer en une autre substance, constitue une matière, mais une matière d’un genre par-

  1. Aristote, Métaphysique, livre VII, ch. I (Aristotelis Opera, éd. Didot, t. II, p. 558 ; éd. Bekker, vol. II, p. 1042, col. a).
  2. Aristote, Métaphysique, livre VII, ch. II (Aristotelis Opera, éd. Didot, t. II, p. 559 ; éd. Bekker, vol. II, p. 1042, col. b).
  3. Aristote, Métaphysique, livre VII, ch. I (Aristotelis Opera, éd. Didot, t. II, p. 558 ; éd. Bekker, vol. II, p. 1042, col. a).