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LA PHYSIQUE D’ARISTOTE


des principes en lesquels il existe quelque chose qui puisse changer.

Dans la substance, donc, de toute chose qui peut s’engendrer, changer et périr, il nous faut, en premier lieu, distinguer un principe par lequel cette chose peut être aujourd’hui et ne plus être demain ; par lequel, maintenant, elle est de telle manière et, tout à l’heure, sera de telle autre manière ; ce principe susceptible de génération, de changement et de mort[1], c’est la forme (μορφή ou εἶδος).

Mais ce principe variable constitue-t-il à lui seul la substance des choses altérables et périssables ? Ne devons-nous pas concevoir, en cette substance, quelque autre principe permanent ? « En tout changement par lequel un être passe d’un certain état à un état opposé, il existe quelque chose qui est le sujet de ce changement. S’agit-il d’un changement de lieu ? ce quelque chose est maintenant ici, et ensuite ailleurs. S’agit-il d’une augmentation ? Ce quelque chose est maintenant de telle grandeur, tandis que, plus tard, il sera plus grand ou plus petit. S’agit-il d’une altération ? Ce quelque chose est maintenant sain ; plus tard, il sera malade. S’agit-il d’un changement dans la substance même ? En ce moment cette chose est engendrée, tout à l’heure cette même chose périra. »

Ce principe qui demeure le même en une chose qui devient autre, c’est ce qu’Aristote nomme d’un nom nouveau en Philosophie[2], du nom de ὕλη, que les scolastiques ont traduit par materia matière.

La matière et la forme ne sont pas, d’ailleurs, deux choses combinées entre elles, mais qui puissent être, réellement et au sens propre du mot, séparées l’une de l’autre ; c’est seulement pour la raison qu’elles sont discernables ; elles ne peuvent être isolées que par l’abstraction ; elles sont réellement et indissolublement unies l’une à l’autre en la substance (οὐσία) ; c’est la substance seule qui peut être réellement isolée des autres substances ; c’est elle seule qui s’engendre, change et meurt.

Analysons plus profondément la nature de ces deux principes, la forme, la matière, dont la coexistence constitue la substance complète.

La forme, c’est ce par quoi un objet blanc est blanc, ce par quoi

  1. Aristote, Métaphysique, livre VII, ch. I (Aristotelis Opera, éd. Didot, t. II, p. 558 ; éd. Bekker, vol. II, p. 1042, col. a).
  2. Dans le langage d’Homère, ὕλη signifie forêt ; aussi certains commentateurs latins traduisent-ils ὕλη par sylva, mot qui a peut-être même racine.