Page:Duhem - Le Système du Monde, tome I.djvu/159

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
151
LA PHYSIQUE D’ARISTOTE


la possibilité du changement ; la réalité de tout devenir est inconcevable.

Ce raisonnement, les sophistes antérieurs à Platon l’avaient déjà tenu.

Parménide posait ce principe[1] : « Hors de l’être, il n’y a absolument que le non-être ; il en résulte nécessairement que l’être est unique, et n’est rien d’autre — Παρὰ γὰρ τὸ ὂν τὸ μὴ ὂν οὐθέν ἀξιῶν εἶναι, ἐξ ἀνάγϰης ἓν οἴεται εἶναι τὸ ὂν ϰαὶ ἄλλο οὐθέν . » De là, Parménide tirait la négation de toute multiplicité, de toute variété.

De ce même principe, d’autres philosophes avaient déduit l’impossibilité de tout devenir, de toute production d’une chose nouvelle. « Ils affirmaient que rien tic ce qui existe ne peut s’engendrer ni périr[2] ; ce qui est engendré, en effet, devrait nécessairement être engendré soit par l’être, soit par le non-être (ἐξ ὄντος ἢ ἐϰ μὴ ὄντος) ; mais de ces deux suppositions, l’une et l’autre est impossible ; l’être ne peut pas être engendré, car il est déjà ; et rien ne peut être engendré par le non-être, car il faut que quelque chose précède ce qui est engendré. »

Pour échapper au sophisme de Parménide, Platon n’avait pas hésité[3] à regarder le non-être, comme ayant sa réalité particulière : « Il nous faut audacieusement affirmer désormais que le non-être est sûrement en possession de sa nature propre — Καὶ δεῖ θαρροῦντ' ἤδη λέγειν, ὅτι τὸ μὴ ὂν βεϐαίως ἐστὶ τὴν αὑτοῦ φύσιν ἔχον. »

Par là, d’ailleurs, Platon suivait l’exemple des Atomistes, en particulier de Leucippe et de Démocrite. Leucippe admettait[4] l’existence du rien du tout, μηδέν, qu’il identifiait à l’espace vide, ϰενόν ; l’existence de cet espace vide rendait possible le seul changement que conçût Leucippe, à savoir le changement de lieu des figures solides, σχήματα, qui représentent l’être. Ce μηδέν, ce ϰενόν, ce non-être existant de Leucippe, Platon, nous l’avons vu, l’avait conservé, au Timée, sous le nom de χώρα.

Aristote s’en tire d’autre façon ; il distingue deux manières d’être, il attribue au mot être deux sens différents[5]. Lorsque,

  1. Aristote, Métaphysique, livre I, ch. V (Aristotelis Opera, éd. Didot, t. II, p. 476 ; éd. Bekker, vol. II, p. 986, col. b).
  2. Aristote, Physique, livre I, ch. VIII (Aristotelis Opera, éd. Didot, t. II, p. 258 ; éd. Bekker, vol. I, p. 191, col. a).
  3. Platon, Le sophiste, XLII (Platonis Opera, éd. Firmin-Didot, Paris. 1856 ; vol I, p. 194).
  4. Rivaud, Le problème du devenir, §§ 101-102 ; pp, 144-147. — Voir précédemment, p. 35.
  5. Aristote, Physique, livre I, ch. VIII (Aristotelis Opera, éd. Didot, t. II, p. 259 ; éd. Bekker, vol. I, p. 191, col. b).