Page:Duhem - Le Système du Monde, tome I.djvu/155

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
147
LA PHYSIQUE D’ARISTOTE


objets de ceux qui les accompagnent et considère ces objets en eux-mêmes, il ne ment aucunement par là, pas plus qu’il ne mentirait, lorsqu’il trace une figure au tableau, en disant que telle ligne est longue d’un pied alors que la ligne dessinée ne mesure pas un pied ; il n’y a, en effet, aucune erreur dans les jugements qu’il formule. Il sera donc très juste de spéculer en supposant séparées des choses qui ne le sont pas. »

En affirmant que la spéculation mathématique n’a point d’objet réel qui n’appartienne au monde sensible, Aristote ruinait par la base tout ce que Platon avait dit de cette spéculation ; elle n’était plus une méthode logique, intermédiaire entre la perception sensible et la contemplation des idées, apte à saisir des réalités immuables et éternelles auxquelles les sens sont incapables d’atteindre.

C’est en cette puissance de connaître des êtres réels, séparés des accidents changeants et périssables, que résidait, selon Platon, la source de la certitude mathématique. Aristote, assurément, ne saurait plus se ranger à une telle opinion ; à cette certitude, il va assigner une tout autre raison. Le principe qu’il invoque[1] est le suivant, qui, nous l’avons vu, est le fondement de toute sa doctrine : « Une science a d’autant plus de certitude que les objets dont elle traite sont plus premiers en notre connaissance et sont plus simples (Καὶ ὅσῳ δὴ ἂν περὶ πρωτέρον τῷ λόγῳ ϰαὶ ἁπλουστέρων, τοσούτῳ μᾶλλον ἔχει τἀϰριϐές). » La science des nombres privés de grandeur est plus certaine que la science où l’on considère les grandeurs, et celle où l’on fait abstraction du mouvement l’est beaucoup plus que celle où l’on en tient compte.

Or, les données immédiates de la perception sensible ne sont nullement simples, mais, au contraire, elles se présentent sous la tonne d’un ensemble très compliqué ; elles ne pourront fournir les objets de sciences certaines qu’après que l’abstraction aura distingué les propriétés, actuellement confondues ensemble, que possèdent ces données : « Ce qui nous apparaît tout d’abord d’une manière manifeste et certaine, dit Aristote[2], c’est précisément ce qu’il y a de plus confus ; mais ensuite, ceux qui pratiquent des distinctions en ces premières données parviennent à acquérir la

  1. Aristote, Métaphysique, livre XII, ch. III (Aristotelis Opera, éd. Didot, t. II, p. 614 ; éd. Bekker, vol. II, p. 1078, col. a).

    Cf. Aristote, Métaphysique, livre I, ch. II (Aristotelis Opera, éd. Didot, t. II, p. 470 ; éd. Bekker, vol. II, p. 982, col. a). — Seconds analytiques, livre I, ch. XXVII (Aristotelis Opera, éd. Didot, t. I, p. 149 ; éd. Bekker, vol. I, p. 87, col. a).

  2. Aristote, Physique, livre I, ch. I (Aristotelis Opera, éd. Didot, t. II, p. 248 ; éd. Bekker, vol. I, p. 184, col. a).