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LA COSMOLOGIE HELLÉNIQUE


médiaires. « Il y aura une Astronomie de ces réalités intermédiaires[1] ; outre le Ciel sensible, il y aura un autre Ciel, un autre Soleil, une autre Lune, et de même pour tout ce qui se trouve au Ciel. Mais que devra-t-on admettre touchant ceux-là ? Il n’est pas raisonnable de les supposer immobiles et il n’est pas moins impossible qu’ils soient mobiles. »

Il serait donc absurde d’admettre qu’il existe une Astronomie de ces astres géométriques, intermédiaires entre les astres idéaux et les astres qui tombent sous les sens. « Mais [la Géométrie et] l’Astronomie[2] ne sauraient non plus porter sur les grandeurs sensibles ni sur ce Ciel que nous voyons. Les lignes sensibles ne sont nullement telles que le prétend le géomètre. Rien de sensible n’est exactement droit ni circulaire. Un rond ne touche pas une règle en un point, mais, comme le disait Protagoras, lorsqu’il réfutait les géomètres, il la touche suivant une certaine longueur. Les mouvements du Ciel sensible ne sont pas semblables à ceux dont raisonne l’Astronomie ; les points qu’elle considère n’ont pas même nature que les étoiles. »

Si donc, avec Platon, on veut superposer trois ordres de réalités ; concevoir, au-dessus des réalités sensibles, des idées éternelles accessibles à la seule intuition ; entre les objets sensibles et les idées, placer des êtres géométriques réels ; admettre enfin que toute science a pour objet direct des êtres réels, on se trouve pris en d’inextricables difficultés ; à des sciences telles que la Géométrie ou l’Astronomie, on ne peut plus assigner aucun domaine ; on ne peut raisonnablement leur attribuer la connaissance ni des idées ni des objets sensibles ni des réalités mathématiques intermédiaires.

Ces difficultés s’évanouissent lorsqu’on admet, avec Aristote, que ces sciences ne traitent pas de réalités, mais d’abstractions ; que ces abstractions, à la vérité, n’ont pas d’existence hors des choses sensibles, mais que le géomètre ou l’astronome les étudie en elles-mêmes, sans prendre garde aux choses sensibles où elles se trouvent réalisées.

Contre une telle doctrine, les Platoniciens, assurément, devaient multiplier les attaques. N’est-ce point, en effet, faire de la Mathématique une science menteuse que de prétendre qu’elle distingue ce qui n’est pas séparé en réalité (εἴ τις τὸ μὴ ϰεχωρισμένον θείη χωρίσας) ? Non, répond Aristote[3], « si quelqu’un détache certains

  1. Aristote, loc. cit.
  2. Aristote, loc. cit.
  3. Aristote, Métaphysique, livre XII, ch. III (Aristotelis Opera, éd. Didot, t. II, p. 614 ; éd. Bekker, vol. II, p. 1078, col. a).