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LA COSMOLOGIE HELLÉNIQUE


manifeste d’une manière permanente et certaine. C’est à ce but qu’elle doit tendre constamment lorsqu’elle recherche les causes ; c’est en vue de cette concordance avec les phénomèmes qu’elle doit diriger ses déductions. Donner plus de confiance aux raisonnements construits par nous qu’au témoignage des sens, solliciter les phénomènes afin de les conformer à nos opinions, ce serait, folie.

C’est la perception sensible, au gré d’Aristote, qui, seule, imprime la marque de la certitude en la conclusion à laquelle aboutit le raisonnement du physicien ; pour Platon, au contraire, les apparences manifestées par les sens étaient incapables de certitude ; seules pouvaient être tenues pour vraies les propositions que le géomètre leur substituait. Lorsque le mathématicien, à l’aide d’une théorie, sauve les apparences, Platon pensait qu’il laisse découler jusqu’à ces apparences quelque chose de la certitude dont la méthode géométrique est capable ; Aristote croit, au contraire, qu’il fait remonter jusqu’à sa théorie une part de la vérité que les sens ont directement saisie. De la doctrine platonicienne à la doctrine péripatéticienne, on passe en intervertissant les rôles que la théorie mathématique et la perception sensible jouent l’une par rapport à l’autre.

Nous ne nous étonnerons donc pas de voir Aristote attaquer, en toutes circonstances, l’opinion que Platon professait au sujet des Mathématiques.

Platon faisait du raisonnement mathématique une faculté intermédiaire entre la perception sensible et l’intuition. Les êtres qui servent d’objets aux Mathématiques sont, assurément, inférieurs en perfection aux idées que contemple l’intuition : comme les idées, cependant, ils sont éternels et immuables ; par là, ils surpassent infiniment les accidents périssables et changeants qui sont tout ce que la perception sensible nous peut révéler.

Ces êtres mathématiques, doués d’une réalité incomparablement supérieure à celle des données des sens, Aristote en nie résolument l’existence : « Je dis donc[1] que certains philosophes, outre les idées et les choses sensibles, admettent l’existence d’êtres mathématiques : en sorte qu’ils en font une troisième sorte d’êtres, en dehors des idées et des êtres qui sont ici-bas. Mais en dehors de l’homme en soi et des hommes particuliers, du cheval en soi et des chevaux en particulier, il n’y a ni un troisième homme, ni un troisième cheval. »

  1. Aristote, Métaphysique, livre X, ch. I (Aristotelis Opera, éd. Didot, t. II, p. 585 ; éd. Bekker, vol. II, p. 1059, col. b).